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Explications

La journée touchait à sa fin. Les ra avaient rejoint leurs appartements, ou leurs postes pour ceux qui travaillaient de nuit. La cuisine était propre et rangée après le repas du soir. Les plats pour les petits creux nocturnes étaient installés à leur place.
Kirun jeta un dernier coup d’œil pour s’assurer que tout était en ordre, puis elle salua aimablement le ra qui assurerait la permanence de nuit, et se dirigea vers le couloir qui la ramènerait chez elle.

Lorsqu’elle y parvint, Dani était adossé contre le mur, à côté de sa porte, les bras croisés, attendant qu’elle se montre.
Elle lui adressa un léger signe de tête en s’arrêtant : « Tu as quelque chose à me dire ? »
Il hocha la tête, le visage fermé, et s’éloigna du mur d’une poussée des épaules : « Oui.
- Très bien. »
Kirun ouvrit la porte et précéda son visiteur chez elle.
« Assieds-toi. Tcay ?
- Non merci. »
La cuisinière ne sembla prêter aucune intention à la froideur du ton.
Elle s’installa confortablement dans un fauteuil et attendit que son vis-à-vis en vienne au fait.

Celui-ci entra immédiatement dans le vif du sujet.
« Pourquoi est-ce que tu m’as envoyé chez l’intendant ? »
Kirun le fixa pendant un moment, sans que rien ne vienne troubler le calme de ses yeux.
« Pour que tu lui racontes ce qui venait de se passer. »
Dani l’interrompit d’un geste agacé :
« Arrête de te moquer de moi ! »
La cuisinière désigna du menton le fauteuil en face d’elle :
« Alors assieds-toi. Je n’aime pas parler aux gens qui essaient de m’impressionner par leur stature ou leur présence. Ça me hérisse plutôt qu’autre chose. »

L’officier – parce qu’aucun de ses aides n’aurait osé lui parler comme ça – sembla vouloir la défier du regard un instant, mais il finit par prendre le siège qu’elle lui avait indiqué.
Néanmoins, son attitude laissait clairement entendre qu’il ne ferait pas d’autre concession.
Kirun hocha la tête :
« C’est mieux. »

Elle prit encore quelques secondes avant de reprendre d’une voix neutre :
« Comme je le disais, je voulais que tu ailles dire à l’intendant ce qui venait de se passer.
Parce que l’intendant avait besoin de savoir ce que Rin avait découvert au plus tôt. Vu que c’est son boulot de gérer ce genre de choses, ou de les faire remonter à qui de droit.
Et parce que c’est aussi son boulot de prendre soin de ses employés, et donc de se préparer à recevoir Rin et à l’apaiser. Ou, tel que je le connais, à le surcharger de boulot, ce qui aura exactement le même résultat.
Et tant qu’à y être, c’était quand même mieux que ça ne vienne pas de moi. »

Son interlocuteur fronça imperceptiblement les sourcils, et Kirun agita vaguement la main en direction des niveaux inférieurs, là où étaient les quais.
« Rin est loin d’être stupide. Pour l’instant, il a un peu de mal à se concentrer sur autre chose que cette histoire mais, quand il aura fini de se ronger les sangs, il va se demander comment l’intendant était au courant.
Peut-être qu’il aura foi en son omniscience. Mais il est plus probable qu’il soupçonne que quelqu’un, moi en l’occurrence, a vendu la mèche.
Et dans ce cas là, il est assez direct pour me poser la question franchement. »
Dani inspira brusquement et la cuisinière lui adressa un sourire pas vraiment amical.
« C’est ça. Puisque ce n’est pas moi qui l’ai prévenu, c’est que l’intendant est vraiment trop fort, hein. »

Le visage du ra reprit immédiatement son expression impénétrable, mais le sourire de Kirun s’accentua en retrouvant un peu de son humour habituel.
« Bien sûr, ce n’est qu’une possibilité. Mais, après tout, c’est le boulot des sous-fifres d’aider leur chef quand ils le peuvent… »
Sa voix mourut. Et le sourire avec, quand elle reprit.

« En théorie, t’envoyer faire ce rapport permettait aussi à l’intendant de décider directement comment réagir face à un comportement aussi inadmissible que le fait d’avoir un employé qui espionne ses collègues.
Malheureusement, je ne me fais pas trop d’illusion sur sa réaction. Il a probablement estimé que tu avais déjà pris le sermon que tu méritais de ma part, et il est passé à autre chose. »
Rien dans l’expression de Dani ne trahit ce qu’il pensait des suppositions de la cuisinière, et celle-ci le considéra sans aménité particulière.
« En ce qui me concerne, la seule raison pour laquelle tu peux encore t’asseoir, c’est que je considère que tu as sérieusement » elle insista sur le mot « réfléchi à tout ça en allant au bureau de l’intendant. »
Elle s’interrompit une nouvelle fois, et le ra assis en face d’elle finit par hocher la tête. Une fois.

Kirun reprit d’une voix dure.
« Bien. Parce qu’indépendamment de l’incorrection que représente ton geste, ne t’avise surtout pas de refaire l’erreur de nous sous-estimer.
Nous ne sommes peut-être que des culnoar, comme disent certains de tes collègues de la Cour, mais nous pouvons quand même botter les fesses de n’importe lequel d’entre vous à l’occasion. »
Le regard de l’officier se fit plus perçant, et elle l’affronta sans sourciller.
Finalement, il hocha la tête une nouvelle fois. Message reçu.

L’expression de la cuisinière se détendit légèrement, et sa voix s’adoucit.
« Bon. Et maintenant, au risque de gâcher tout ce que je viens de dire, ça t’a fait du bien de réfléchir à un vrai problème. »
Dani la regarda en masquant sa surprise au brusque changement de sujet, et de ton, et elle sourit ironiquement.
« Oh, tu tiens ta place, et tu joues ton rôle honnêtement, mais tu tournes en rond et tu t’ennuies parmi nous.
Tu peux te maintenir en forme seul dans ta chambre, mais l’esprit a besoin d’un peu plus de stimulation que la reprogrammation des automates de la cuisine, et la méditation ne fait pas tout.
C’est quelque chose que je ne peux pas te donner. Mais c’est tout à fait dans les cordes de l’intendant. »
La cuisinière s’interrompit, mais reprit presque aussitôt dans un grommellement :
« Et je suis certaine qu’il était au moins aussi content que toi d’échafauder des hypothèses sur le qui, le pourquoi, et le comment de toute cette histoire. »

L’officier hésitait visiblement à nier en bloc les suppositions de la cuisinière, mais son expression passa soudain de la surprise à la suspicion.
« C’est toi qui a monté ça de toute pièce ? »
Kirun secoua la tête, à nouveau mortellement sérieuse.
« Non. Je m’occupe de ma cuisine, point.
Et même si j’avais les moyens d’un truc aussi tordu, il est hors de question que je fasse souffrir un ami ou que je mette en danger l’exploitation.
- Qu’aurais-tu fait si je n’avais pas été dans le coin pour t’entendre ? Ou si j’avais fait demi-tour poliment ? A moins que ça aussi tu ne l’aies prévu ?
- Arrête avec tes “si” ! » La cuisinière avait l’air presque fâchée, désormais.
« Lakne fait partie de la vie. Tu devrais le savoir.
Toi, tu essayes de contrôler les possibles. Moi, je m’y adapte, et je prends ce qu’on me donne. »
Elle marqua une pause, un peu plus calme.
« Même si je suis prête à admettre que je suis plutôt douée pour profiter de toutes les occasions qu’on me donne. »

Dani eut un sourire fugitif – Kirun était certaine que l’intendant l’avait décrite presque exactement comme ça quelques heures plus tôt – puis il réfléchit en silence un long moment.
La cuisinière attendit patiemment, lui laissant le temps de digérer ce qu’elle avait dit. Et, surtout, ce qu’elle n’avait pas dit.
Finalement, il secoua la tête, et la présence impérieuse de l’officier supérieur de kagnivo sembla s’effacer, pour ne plus laisser que Dani, l’aide de cuisine.
Il sourit en biais :
« J’ai l’impression que le casse-tête le plus intéressant et le plus compliqué pour l’intendant, c’est d’essayer de te comprendre. »
Un sourire narquois lui répondit :
« Et c’est très bien comme ça. »

Dani ricana doucement. Et puis il reprit un peu de sérieux pour se relever et s’incliner légèrement devant Kirun :
« Merci pour ta franchise. »
La cuisinière lui répondit d’un hochement de tête : « A ton service. »
Le ra se dirigea vers la porte, mais il se retourna en y arrivant avec un sourire mi-sérieux mi-malicieux :
« Si je te dis que tu ne réfléchis pas comme une cuisinière, je risque de me prendre un coup de balai, n’est ce pas ? »
L’interpellée lui répondit d’un ton suave :
« Et avec combien d’autres cuisinières as-tu discuté dans ta vie ? »
Dani se figea, comme si elle l’avait frappé, et il fit la grimace :
« Pris en flagrant délit de complexe de supériorité. On dirait que j’ai vraiment encore du boulot. »
Sur un dernier signe de tête, il sortit dans le tunnel.

Kirun regarda la porte se fermer sans bouger.
Il n’avait pas tout à fait tort.
Même si les ra avaient souvent plusieurs vies successives, changeant d’activité ou de région quand ils se lassaient ou à l’occasion d’une mort trop traumatisante, elle n’était pas tout à fait à la place qu’on aurait pu imaginer pour elle.
Il tournait autour du pot, il lançait des sondes un peu au hasard, mais il finirait probablement par ne plus se contenter de changements de sujets élégants, ou de vagues références à un passage par le Dispensaire.
Est-ce qu’il pourrait vraiment trouver quelque chose s’il fouillait suffisamment ?

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