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Moissonnons, moissonnons

Kirun bailla à s’en décrocher la mâchoire pour la cinquième fois au moins depuis le début de la présentation.
Le technicien qui vantait les merveilles de ses nouvelles machines s’interrompit pour la fixer durement : « Excusez-moi. Ce que je dis ne vous intéresse pas ? »
La cuisinière s’adossa plus confortablement, pas plus perturbée que ça, et répondit avec un manque d’intérêt flagrant : « Non. Pas du tout. Je ne vois même pas pourquoi j’ai été invitée à cette réunion. »

Du coin de l’œil, elle vit l’intendant se composer un visage soigneusement neutre.
Apparemment, il était d’accord avec elle, ce qui lui garantissait qu’elle ne se ferait pas reprendre en public à moins de vraiment dépasser les bornes. Mais ça paraissait un peu bizarre, dans la mesure où c’était quand même lui qui l’avait convoquée.
Enfin… C’était lui qui avait transmis les convocations, plutôt… Mmh… Ça sentait les embrouilles, tout ça.

En attendant d’en savoir plus sur ce que l’intendant manigançait, elle se concentra sur comment l’orateur allait réagir. Vu la couleur intéressante que celui-ci était en train de prendre, la crise d’apoplexie était une possibilité.
Mais avant que le technicien n’ait réussi à trouver assez de souffle pour exploser, le ra qui l’avait accompagné – un représentant haut placé du kagnivo dont dépendait l’exploitation, rien que ça – demanda d’un ton doucereux : « Vous n’êtes pas intéressée par l’amélioration des performances de votre exploitation ? Ni par son avenir ? »

La menace implicite glissa sur Kirun sans effet particulier : « Quand les machines dont se gargarise votre ra amélioreront les performances de ma cuisine, ça m’intéressera.
En attendant, les abaques sur le réglage diatonique des krili pour la hauteur de coupe en fonction de la vitesse de moisson, de la surface du champ, des interférences oniriques locales, et de je ne sais quoi encore, ça ne me fait ni chaud ni froid.
Est-ce que ça veut dire que je vais devoir expliquer comment faire un nappage de cakla aux ouvriers agricoles en échange ? »
L’officier du kagnivo la regarda, surpris : « Quel rapport avec la cuisine ? On parle de moissonneuse, là ! »
La cuisinière prit un ton exagérément patient pour répondre : « Oui. C’est exactement ce que je dis depuis tout à l’heure… »

L’officier se retourna vers l’intendant sur un ton accusateur : « Vous avez invité la cuisinière ? »
L’interpellé ne s’émut pas plus que sa subordonnée : « Oui. Je vous ai demandé confirmation que vous vouliez tous les chefs d’équipe. Vous avez donc tous les chefs d’équipe. Y compris la cuisine et les expéditions.
- Mais tous les chefs d’équipes agricoles, voyons ! »
Il n’ajouta pas “triple shutu”, mais tout le monde l’entendit quand même.

Pourtant, l’intendant laissa passer et les soupçons de la cuisinière s’en trouvèrent renforcés. Ça ne lui ressemblait pas d’obéir ainsi à la lettre aux ordres stupides.
« Je vois. Kirun et Rin, je vous remercie.
Ceppers, apparemment, la maintenance n’est pas non plus concernée par ces nouvelles machines. Excusez-moi de vous avoir éloignés de vos activités respectives.
- Mais non ! La maintenance aussi est concernée, voyons ! »
Ceppers, qui était en train de se lever, s’immobilisa avec un grognement : « Faudrait savoir. Que les équipes agricoles ou pas ? »

Kirun plissa les yeux. Cette fois, c’était certain, l’intendant traficotait quelque chose. Il aurait très bien pu glisser sur le rôle exact de Ceppers.
Elle se leva et sortit de la pièce à la suite de Rin. Elle n’allait pas rester après s’être aussi ostensiblement ennuyée.
Mais l’intendant ne perdait rien pour attendre.

Le responsable des expéditions l’attendait dans le couloir, et il semblait du même avis : « D’abord il faut qu’on vienne absolument. Et puis on ne vient plus. C’est quoi ces histoires ? »
La cuisinière haussa les épaules : « A vue de nez, encore une escarmouche de notre cher intendant avec ses supérieurs du kagnivo, je dirais.
Il a du recevoir une directive qui ne lui a pas plu. Ou quelqu’un à Natca a prétendu tout savoir sur la meilleure façon de planter les klum. A moins qu’il n’y ait eu une magouille pour les nouvelles machines et qu’il ne désapprouve. »
Elle haussa à nouveau les épaules, et enfila le couloir en direction de la cuisine. « En soi, ses petits jeux ne me dérangent pas. Mais j’aimerais quand même qu’il pense à me prévenir avant de m’embarquer dans ses coups tordus.
Un jour, il va mal anticiper ma réaction, et ça va lui exploser au visage. »

Rin ricana en la suivant, mais préféra changer de sujet : « Ça se passe comment avec Dani ? »
Le rythme des pas de Kirun ne changea pas d’un pouce : « Bien, pourquoi ? Tu as besoin d’un ra supplémentaire et tu veux me le piquer ? »
Le responsable des expéditions vérifia qu’ils étaient seuls dans le couloir et murmura sur le ton de la confidence : « Non, non, je te le laisse. Mais je tiens de source sûre qu’il a eu un grade assez élevé dans la Légion, à Hoslet. Il aurait même fréquenté l’état-major. C’est pas le genre de ra qu’on imagine bosser dans une cuisine. »

La cuisinière s’arrêta et lui adressa un sourire moqueur : « Ah bon ? Et c’est quel genre, les ra qu’on imagine bosser dans une cuisine ? »
Rin hésita, pas tout à fait certain qu’elle plaisantait.
Kirun reprit, plus sérieusement : « Tu serais surpris des vies qu’ont eues certains des ra qui ont travaillé ici. Même si je ne crois pas avoir jamais vu d’ancien autokratès ou d’ancien kefalé, par exemple.
Il semblerait que se trouver une occupation anonyme et banale soit une alternative assez répandue quand on en a assez de sa vie et qu’on veut reprendre à zéro ou presque, sans pour autant aller jusqu’à rechercher l’Oubli. »

Rin réfléchit à ce qu’elle venait de dire, et elle repartit dans le couloir.
Il la rejoignit au bout de quelques pas : « Tu crois que c’est le cas de Dani ? »
Kirun secoua la tête : « Ça m’étonnerait, mais je ne lui ai pas demandé, et il ne me l’a pas dit. La seule chose qui m’intéresse, c’est qu’il fasse le boulot que je lui donne. Le reste ne me regarde pas. »
Le responsable des expéditions se le tint pour dit, et ils marchèrent jusqu’à l’embranchement suivant en silence. Il salua la cuisinière et tourna dans la galerie qui le ramènerait vers les quais.
Celle-ci lui rendit son salut et continua vers la cuisine, mais elle l’entendit grommeler quelques mots rendus indistincts par l’acoustique des tunnels. Des histoires d’officiers et de coups de balais mérités apparemment.

En retrouvant sa cuisine, Kirun réfléchit aux commentaires du responsable des expéditions.
Leur contenu n’avait rien de surprenant. Mais elle était surprise de l’origine de l’information.
Certaines branches du réseau de tramway desservaient Hoslet, mais ce n’était pas le cas de celle sur laquelle était implantée l’exploitation. Les expéditions étaient entièrement tournées vers Natca, et la plupart des contacts de Rin – pour ne pas dire tous – étaient là-bas, sous le Mont d’Ambre.
Les informations locales passaient plutôt soit par Radio Minaret, soit par les ra qui circulaient en surface entre les exploitations.
Et comme il était a priori plus probable de trouver quelqu’un ayant servi avec Dani ou l’ayant croisé à Hoslet qu’à Natca, Rin n’était certainement pas le premier qu’elle aurait pensé être au courant. Loin de là.

Ça pouvait être une anomalie statistique, une probabilité infime qui se réalisait. Ou ça pouvait vouloir dire que Dani était plus connu à Natca qu’à Hoslet. Ou que quelqu’un s’était arrangé pour justifier ou masquer son absence. Ou…
Elle secoua la tête en grinçant des dents. Voilà qu’elle se mettait à faire de la logique zbasu.
Ça devait venir d’avoir passé autant de temps à écouter l’autre ra, là, avec ses schémas, ses réglages, et ses machines pour moissonner.
Elle vérifia l’heure : à la pause, elle irait à culno. Pas question de rester dans cet état toute la journée.

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