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Pique-nique sous les arbres

Kirun avançait d’un bon pas sur le chemin. Ce qui ne l’empêchait pas pour autant d’admirer le paysage autour d’elle.
Au loin, en direction d’Hoslet, quelques collines se paraient des verts sombres et des bleus denses des bois matures. Mais, autour d’elle, c’était le camaïeu des cultures qui déroulait son quadrillage irrégulier sur les ondulations de la plaine, ponctué ça et là d’un bosquet isolé ou d’une roche incongrue.
Il faisait beau, et la cuisinière profitait autant du grand air que du soleil, se remplissant les poumons des senteurs de l’automne, et l’esprit des vibrations de lakne.
Pour le moment, par exemple, elle s’amusait du contraste entre les rondeurs et la blancheur des nuages dans le ciel, et les angles et les couleurs des champs au sol. Une idée de nouveau plat se formait doucement dans un coin de sa tête, et elle faisait donc travailler ses jambes pour laisser l’inspiration s’installer à sa guise dans son cerveau.

Elle parvint à un embranchement et tourna à droite sur une impulsion.
De toute façon, elle n’avait pas prévu d’itinéraire particulier, alors ce chemin en valait un autre.
Ça et là, elle apercevait les équipes d’ouvriers agricoles affairés aux diverses tâches que requéraient les cultures. Lorsqu’elle passait le long de leur champ, ils lui adressaient un signe aimable avant de retourner à leurs occupations. Et elle leur répondait de la même façon, puis poursuivait sa balade.

Deux silhouettes familières étaient arrêtées au croisement suivant : la première regardait la seconde qui s’était agenouillée et malaxait un peu de terre humide prélevée au bord de l’allée. Des Semenciers.
Kirun les salua silencieusement, pour ne pas les interrompre, en passant à côté d’eux. La ra agenouillée était bien trop concentrée sur son morceau de glèbe pour la remarquer, mais son compagnon sourit à la randonneuse.
La cuisinière trouvait toujours étrangement rassurant de croiser l’un ou l’autre des membres de cette organisation – de son point de vue, l’une des plus utiles de toute l’administration khanatienne – lors de ses pérégrinations. Même si leur méthode de travail lui était complètement étrangère, ils tenaient autant qu’elle à la perpétuation de ce cadre magnifique.
Bien sûr, eux, c’était pour le côté alimentaire, pas esthétique.
Mais elle était cuisinière, aussi. Alors, si le quelqu’un qui veillait à ce qu’elle ait toujours de quoi s’approvisionner était aussi un fervent partisan de l’assolement et lui garantissait des paysages changeants et diversifiés pour ses promenades, elle n’allait pas se plaindre.

Elle continua tout droit, laissant les deux ra à leur travail délicat d’auscultation de l’environnement agricole, et rejoignit bientôt la vieille route du Khan.
Elle tourna la tête de droite et de gauche, hésitant sur la direction à suivre.
Il était bien trop tôt pour rentrer, mais elle tourna quand même à droite, en direction de l’exploitation. La vieille route rendait un son étrangement métallique sous ses chaussures et son bâton de marche, et elle se sourit en essayant d’en tirer un semblant de mélodie. Mais elle n’était pas douée, ou la route n’était pas coopérative, et ses essais ne furent guère concluants.
Elle arriva bientôt à l’embouchure d’un nouveau chemin qui serpentait entre deux champs de satvanjba aux feuillages diversement orangés. Elle tourna donc sur sa gauche pour le remonter, abandonnant ses tentatives musicales.
Si elle se souvenait bien…

Oui. Après avoir contourné une légère pente, l’allée redescendait de l’autre côté vers un bosquet épargné par les cultivateurs.
Elle s’y arrêta, posa son sac et son bâton, et s’assit le dos contre un arbre, les yeux fermés.
Le vent soufflait dans les feuilles au-dessus d’elle, et elle entendait les melcipni gazouiller.

Les chefs d’équipe se plaignaient régulièrement de ces volatiles, gracieux et agiles, au chant autrement plus mélodieux que ce qu’elle avait réussi à produire sur la route, mais qui avaient la fâcheuse manie de se regrouper de temps en temps pour fondre sur un champ de xunbavmi et en engloutir la production en quelques minutes.
Puis ils s’égayaient aux quatre coins du ciel, et retournaient voleter gaiement par petits groupes, chacun dans leur bosquet.
Les Semenciers prétendaient qu’ils ne s’en prenaient qu’aux champs malades, et qu’ils limitaient ainsi les risques de propagation aux cultures voisines.
Les chefs d’équipe bougonnaient et répondaient qu’ils n’avaient jamais constaté de maladie dans les champs attaqués. Mais ils suivaient les directives des Semenciers, nettoyaient les pailles tristes et vides abandonnées par les petits voraces, et réensemençaient avec ce que la saison permettait – de préférence, pas des céréales. Ce qui ne les empêchait pas de maudire les melcipni.

Kirun se laissa bercer un moment par le chant de ses petits voisins, et le doux murmure du vent.
Finalement, elle rouvrit les yeux, attrapa son sac et entreprit de sortir le casse-croûte qu’elle s’était préparé. Au-dessus d’elle, les melcipni durent remarquer ses préparatifs car ils se firent bientôt silencieux.
Elle leva les yeux et faillit éclater de rire en les voyant posés sur une branche, alignés les uns à côté des autres, fixant le morceau de pain qu’elle s’apprêtait à croquer.
Doucement, elle brisa un morceau de la croûte en petits bouts, ouvrit la main et laissa le vent emporter les miettes.
Les melcipni plongèrent pour attraper ce festin imprévu et, cette fois, la cuisinière rit de bon cœur de leurs acrobaties. Le bruit fit fuir les oiseaux, mais ils revinrent bien vite quand elle redevint silencieuse.
Elle partagea donc – presque – équitablement son pique-nique avec eux. Elle était beaucoup plus grosse qu’eux, mais le spectacle qu’ils lui offraient par leur agilité méritait bien qu’elle leur cède la moitié de son pain. Elle garda quand même la viande et le fromage. Mais elle leur abandonna sa part de gâteau.
A la fin du repas, ses convives étaient bien moins farouches, et pépiaient joyeusement autour d’elle, sur les branches, par terre… L’un d’entre eux tenta même de se glisser dans son sac, et elle dut l’écarter doucement pour refermer le rabat.

Elle se releva sans geste brusque et remercia les melcipni pour leur compagnie d’une voix aussi douce que possible. Ils gazouillèrent en réponse, même si elle doutait qu’ils aient vraiment compris ce qu’elle avait dit. Ils exprimaient plus probablement leur plaisir d’avoir le ventre bien plein.
D’ailleurs, quand elle s’éloigna du bosquet, ils remontèrent jouer dans les branches sans plus s’occuper d’elle, et elle sourit malicieusement. Bande de ventres ingrats…
Enfin, pas plus que certains ra de sa connaissance. Et au moins, la “conversation” des oiseaux avait-elle été agréable pendant le repas.

Le sourire aux lèvres, la cuisinière repartit sur le chemin. Il restait quelques heures avant le coucher du soleil. Qui savait quelles merveilles la journée lui réservait encore…

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