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Une nouvelle. Ou un nouveau

« Lityo veut partir. »

Kirun hocha simplement la tête en entendant l’intendant. Même si Lityo ne l’avait pas prévenue plusieurs jours plus tôt, elle se serait attendue à la nouvelle.
Il avait connu la mort, et il croyait avoir rencontré la Douleur. Il disait ne pas craindre les Brumes ni l’Oubli. Il se sentait prêt à rejoindre l’Arène.
Bien sûr, c’était faux.

Mais certaines expériences doivent être vécues et oubliées plusieurs fois avant qu’on en apprécie vraiment la profondeur. Pour certains chemins, il faut tracer ses propres cartes, car celles des autres ne sont jamais assez bonnes, assez précises, assez justes.
Aussi, quand Lityo avait évoqué son désir de départ, s’était-elle contentée de discuter de la date et des modalités. Et de lui souhaiter intérieurement d’apprendre vite, pour souffrir moins longtemps.

L’intendant l’observa un moment, tandis qu’elle attendait patiemment la suite.
Car il y avait une suite. Et l’intendant se demandait visiblement comment l’aborder.
« Comme nous en avions déjà discuté ensemble, je lui ai donné mon accord de principe. Mais comme il a un contrat annuel, je l’ai aussi prévenu qu’il ne pourrait partir qu’à la prochaine fête de printemps. A moins qu’on ne lui trouve un remplaçant d’ici là. »
Debout, les mains croisées dans le dos, Kirun conservait son attitude d’écoute polie et patiente.
L’intendant était visiblement mal à l’aise. Quoi qu’il ait à dire, il ne s’attendait pas à ce que la cuisinière apprécie ce qu’il allait lui annoncer. Et tous deux se connaissaient depuis assez longtemps maintenant pour qu’elle lui fasse confiance sur ce point : elle n’allait pas aimer ce qu’elle allait entendre.

Un silence pesant s’installa.
Kirun aimait bien l’intendant. Il était honnête – autant que sa fonction le permettait – et bien que hiérarchiquement supérieur à chacun des employés, il savait reconnaître la compétence, ou l’importance informelle, d’un ra au-delà de ce qui était écrit sur son contrat.
Pour une fois, elle décida de ne pas lui compliquer la tâche.
Elle lâcha donc un soupir audible, et s’installa confortablement sur une chaise : « Allez-y, crachez le morceau et qu’on en finisse. Je promets de ne pas vous frapper. De toute façon, j’ai laissé mon balai à la cuisine. »

Son changement d’attitude arracha un sourire fugace à l’intendant, et celui-ci se carra dans son fauteuil : « D’accord. Le kagnivo du kefalé nous envoie un ra. Un des leurs. Il arrive d’Hoslet aujourd’hui. Je l’ai affecté à la cuisine. »
Kirun ne dit rien. Digérant l’information. Notant dans un coin de sa tête que l’intendant avait eu raison : ça ne lui plaisait pas. Pas du tout, même.
Elle finit par hocher la tête : « Je vois. En tous cas, je vois pourquoi vous avez l’air d’avoir mordu dans une farespa et pourquoi vous tournez autour du pot depuis que je suis entrée dans votre bureau. Maintenant, dites-moi pourquoi c’est sur moi que ça tombe. »

L’intendant parut soulagé qu’elle ne remette pas en cause sa décision, et Kirun retint à son tour un petit sourire. Elle avait – gentiment – mené la vie dure à l’intendant depuis qu’il était arrivé. Et elle était quasi certaine qu’il se doutait qu’elle le faisait exprès, que c’était une sorte de jeu, de test parfois. Mais il n’en était pas encore sûr, et il avait quand même craint qu’elle ne fasse des difficultés. Ça promettait encore quelques belles joutes… Enfin, quand cette histoire serait réglée…

L’intendant se pencha en avant, plus à l’aise désormais, et commença à compter sur ses doigts : « Il n’y a pas 50 raisons pour que le kefalé nous envoie quelqu’un.
Un, » l’intendant baissa un doigt, « c’est un petit nouveau, ils veulent lui faire découvrir la vraie vie, qu’il en bave un peu mais pas trop en dehors du cocon du kagnivo, qu’il apprenne à se débrouiller un peu tout seul. Dans ce cas, je peux le mettre un peu n’importe où, comme n’importe quel journalier. »
Kirun et l’intendant échangèrent un regard : aucun des deux ne croyait à ce scénario. Et certainement pas avec un avertissement venu directement d’Hoslet.

« Deux, » deuxième doigt rabattu, « c’est un emmerdeur. Suffisamment prometteur et/ou protégé pour qu’ils ne puissent pas le virer, mais suffisamment pénible pour qu’ils préfèrent que quelqu’un d’autre se le coltine pendant un moment.
Ça veut dire que j’ai besoin de quelqu’un pour le garder dans le droit chemin, et ne pas le laisser tout saccager autour de lui. Et quelqu’un qui n’aura pas peur de ses éventuels protecteurs. »
Kirun secoua la tête : « La flatterie ne vous mènera nulle part.
- Ce n’est pas de la flatterie. On arrive en été. Les responsables d’équipe à la surface ont autre chose à faire, et c’est la rentabilité de l’exploitation pour cette année qui se joue là-haut. Les équipes ici sont un peu moins chargées pour l’instant, mais Rin, aux approvisionnements, passerait son temps à me demander de le virer, et Ceppers, à la maintenance, le rouerait probablement de coups. Ça laisse la cuisine ou l’administratif. »
L’intendant releva brièvement son deuxième doigt : « Si c’est juste un incapable, c’est exactement la même chose en ce qui me concerne. »

« Trois, » et nouveau doigt rabattu, « c’est un espion. »
Kirun ne se mêlait pas de politique, mais elle savait quand même que le kagnivo qui possédait l’exploitation, et celui qui dirigeait le kastron, n’étaient pas du même bord. Même si ses lointains patrons prétendaient ne s’intéresser qu’aux affaires et ne pas vouloir faire de politique, quand on arrivait à un certain niveau, les limites se mélangeaient. Et une maison fut-elle Noble et en charge de l’un des kastrons les plus riches du Khanat, ne pouvait ignorer ce genre de puissance montante. Placer des espions n’était que simple précaution. Placer des saboteurs, par contre…
« Je suppose qu’il vous est venu à l’esprit que tous les ra passent par la cuisine. Qu’ils y discutent bien plus librement que lorsqu’ils travaillent. Et qu’ils y sont bien plus détendus et donc vulnérables. »
Elle ne pouvait guère en dire plus mais l’intendant n’en avait pas besoin. Il hocha simplement la tête : « Oui. C’est pour ça que j’ai besoin de vous. Et de savoir très vite ce qu’il est exactement. »
Kirun grimaça, et retint une remarque acerbe. Mais son visage devait être éloquent, car l’intendant ajouta : « Je sais. Mais je ne peux pas prendre le risque de le garder avec moi à l’administratif. Pour le coup, c’est vraiment trop prêt des données sensibles. Et aucun des autres n’aura le temps ou la capacité de le percer à jour si besoin. »
Il laissa échapper un soupir : « La vérité c’est que, dans une exploitation comme la nôtre, tous les maillons sont des points faibles à un niveau ou à un autre. Nous n’avons pas d’inutiles, ici. »

La remarque fit sourire Kirun. Et son sourire s’élargit quand l’intendant réalisa ce qu’il venait de dire.
Il leva les mains en signe de reddition : « D’accord, d’accord. Je sens que je n’ai pas fini d’en entendre parler, » avant d’ajouter plus sérieusement « mais vous voyez ce que je veux dire. »

Kirun hocha la tête, reprenant son sérieux aussi : « Ça serait quand même sacrément maladroit de leur part d’attirer l’attention sur leur ra de cette façon. »
L’intendant fit la moue : « Oui et non. D’abord, ça pourrait justement être un moyen de nous faire ignorer cette possibilité. »
Kirun leva les yeux au plafond, dégoûtée : « Encore des histoires de probabilistes, c’est ça ? »
L’intendant continua, sans se démonter : « Ça pourrait aussi être un moyen de focaliser notre attention sur ce ra, pendant qu’un autre espion arrive par ailleurs. Voire nous pousser à le virer pour que nous acceptions ensuite le premier ra venu qui serait le véritable espion. »
Kirun reporta brusquement son attention sur l’intendant : « C’est vraiment tordu, ça. »

L’intendant haussa les épaules : « J’ai vu pire. » Puis il reprit son décompte, abaissant un nouveau doigt : « Autre possibilité, il vient espionner mais pas pour nous nuire, en tous cas pas directement. Pour estimer la valeur de l’exploitation. Soit pour la racheter, soit pour avoir des arguments pour augmenter les taxes dessus. Dans ce cas, la cuisine est exactement l’endroit où le mettre. C’est là qu’il verra le moins ce que produit et ce qu’expédie l’exploitation. »
Pour Kirun, ça revenait au même. L’utilisation qu’un espion ferait des informations qu’il trouverait importait moins que le fait de lui bloquer l’accès à ces informations. Mais elle ne releva pas : l’intendant était un repenti, un tcara qui avait renoncé à la Symbiose. Mais, avant ça, il avait probablement trempé dans pas mal de trucs tordus, à Natca ou ailleurs.

L’intendant continuait son décompte : « Dernière possibilité, c’est une punition. Il a fait une grosse bêtise, ou il a voulu faire de l’ombre à un trop gros poisson, et on l’envoie en exil. Pas trop loin, pour le garder à l’œil et le récupérer éventuellement, mais dans un poste suffisamment subalterne pour lui faire comprendre qu’il s’est planté. »
Kirun pencha la tête : « Pourquoi chez nous, alors ? Et pourquoi nous prévenir ?
- Parce que s’ils le recasent plus ou moins en interne, ils ont peur qu’il y conserve du pouvoir à travers son appartenance au kagnivo. Parce qu’ils pensent que nous lui en feront baver davantage si nous savons d’où il vient ou que, au minimum, nous ne nous laisserons pas embringuer dans ses complots… »

L’intendant soupira : « Ça pourrait même être un ambitieux maladroit qu’on envoie nous espionner comme punition. »

Kirun grogna : « En gros, ce que vous êtes en train de me dire, c’est que vous n’en savez rien. Mais que s’il est dangereux d’une façon ou d’une autre, la cuisine est le seul endroit où on ait une chance de s’en rendre compte avant qu’il ne fasse trop de dégâts, c’est ça ? »
L’intendant acquiesça : « C’est ça. Et, accessoirement, avec Lityo qui veut partir, j’ai une bonne excuse pour le mettre là plutôt qu’ailleurs, sans que ça éveille les soupçons. »

La cuisinière soupira et se leva en secouant la tête : « S’il n’est pas fichu de faire à manger correctement, c’est à vous que je servirai ses horreurs culinaires. »
L’intendant accepta d’un hochement de tête : il s’était attendu à bien pire en représailles.
« C’est tout ? »
L’intendant ouvrit la bouche pour dire quelque chose, et se ravisa, se contentant d’un « C’est tout. » Puis ajouta, un peu à retardement : « Si vous pouvez m’envoyer Lityo, que je le prévienne qu’il va pouvoir partir plus tôt que prévu. »
Kirun accepta la commission d’un signe de tête, sortit du bureau et se dirigea vers la cuisine, inquiète.

Il y avait une autre possibilité à la venue d’un ra du kefalé. Une possibilité qu’elle n’avait pas évoquée avec l’intendant. Ni avec personne. C’est à peine si elle osait l’effleurer dans la solitude de son esprit.
Cela faisait longtemps.
Cela faisait si longtemps.
Cela faisait assez longtemps… Forcément…

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