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Le concours de tartes

Les juges étaient installés depuis un moment déjà.
De temps en temps, l’un d’entre eux ouvrait les yeux, prenait quelques notes, se relevait de sa couche, faisait éventuellement quelques mouvements ou étirements, allait chercher un nouveau morceau de tarte, et retournait s’allonger pour le déguster et en évaluer les effets.

Les spectateurs étaient peu nombreux. Des concurrents pour l’essentiel.
Il faut dire que le concours était particulièrement inintéressant à observer de l’extérieur : regarder des ras dormir – ou rêver, selon la qualité de la tarte – pouvait vite s’avérer lassant, et les candidats ne tardèrent pas à sortir discrètement de la tente pour discuter tranquillement en attendant le verdict.

D’ailleurs, personne ne se faisait vraiment d’illusions sur le résultat : seul Al’i Gaal’i pouvait, dans ses bons jours, prétendre égaler la maîtrise de Kirun. Et il n’avait même pas tenté de participer cette année.
Il avait expliqué qu’il était sous l’influence de zbasu depuis presque deux jeftu et qu’il ne parvenait pas à cueillir correctement les klum. Il avait préféré déclarer forfait.
Mais il avait demandé aux juges de lui garder un morceau de la tarte de Kirun, des fois que ça lui redonnerait le goût de lakne.

Bien sûr, les juges s’étaient récriés en expliquant qu’ils ne pouvaient pas savoir quelle tarte venait de quel concurrent, sinon ça aurait été de la triche.
Et puis, comme tout le monde ici se connaissait, ils avaient simplement acquiescé à la demande d’Al’i.

Les cuisiniers observaient donc la foule qui refluait vers le centre de la zone stérile, maintenant que le kefalé avait remmené ses automates et ses légionnaires vers Hoslet.
La fête du printemps avait pris un peu de retard à cause d’eux – encore que certains trouvaient probablement qu’ils avaient fourni la meilleure attraction de la journée – mais il était temps maintenant de se rattraper.

Une fois les engagements « sérieux » pris, les contrats annuels signés, les unions à durée plus ou moins déterminée validées, les organisations officiellement déclarées, chacun prenait une grande inspiration et plongeait dans la nouvelle année en commençant par s’amuser un bon coup.
Les premiers musiciens avaient déjà investi l’estrade pour une joyeuse démonstration de ce qui ressemblait, si on n’était pas trop tatillon sur certains accords, à une chanson de marins de la Mer des Songes.
Et les danseurs essayaient de former diverses figures à leurs pieds, dans un charivari bon enfant.
Au grand dam des commerçants qui avaient monté leurs étals un peu en arrière, des marchands ambulants tentaient d’appâter les spectateurs autour de la piste avec diverses nourritures et boissons, généralement avec succès vu l’heure et l’excitation déjà procurée par la journée.
Et Kirun sourit en voyant quelques ra s’éloigner déjà, généralement en couples mais parfois en petits groupes, pour trouver un abri relatif dans la végétation qui longeait la vieille route.
Oui, le printemps était l’occasion de démarrer bien des choses.

Le représentant du kastron à Celifet était lui aussi visiblement ravi.
La présence du kefalé l’avait gonflé d’importance, et il prenait son temps pour traverser la foule en direction des tentes.
Mais tout honoré qu’il fut de la venue de son gouverneur, il ne pouvait laisser passer l’occasion de se montrer au seul concours de la journée. Surtout celui-là.

La fête du printemps, contrairement à celle de l’automne, n’était le cadre d’aucun concours agricole, d’aucune mise en compétition entre les produits les plus beaux, les plus gros, les plus goûteux… Ou aux formes les plus étranges.
Les klum, qui poussaient toute l’année, n’étaient d’ailleurs pas considérés comme des fruits aujourd’hui.

Kirun avait entendu certains probabilistes utiliser des grands mots pour les désigner. Des mots à rallonge, comme « psychotrope auto-inductif » ou « drogue comportementale à inférence onirique faible ». Ça la faisait doucement rigoler.
Ces charlatans n’avaient probablement jamais goûté un vrai klum, la variété sauvage qui poussait dans les monts de Givre. Celle que les éleveurs repéraient scrupuleusement lorsqu’ils en trouvaient, et qu’ils signalaient immédiatement aux chamans.
Parce que ça peut toujours servir de se faire bien voir du chaman, bien sûr. Mais aussi – surtout – pour ne pas se retrouver avec tout un troupeau endormi, ou pire, complètement halluciné, après avoir goûté aux petits fruits verts veinés d’orange et de bleu.
« Auto-inductif », ha ! Il suffisait de regarder les juges pour comprendre que les klum étaient des fruits à manier avec précaution. Même ceux des plaines, même la variété domestiquée, même transformés en tarte…

Oh, d’accord, les fruits ramassés en grande quantité pour la Ville perdaient l’essentiel de leurs rêves dans le processus.
Et ils étaient rarement consommés le jour même, alors ils ne devaient guère provoquer plus qu’une légère ivresse une fois servis sur les tables de Ratmidju. Peut-être même pas.
N’empêche. Une tarte aux klum bien préparée, même avec la grosse variété des plaines, pouvait déclencher une légère transe onirique.
Et c’était bien ça, plus que le goût – aussi agréable soit-il – que les juges notaient.

Le représentant du kastron salua poliment les ra attroupés, et sembla un peu gêné en apprenant que les juges n’en avaient pas terminé. Il hésita un instant, puis prétexta une discussion plus loin.

C’était un ancien Semencier, et les klum le mettaient un peu mal à l’aise.
Leur croissance semblait trop erratique. Les Semenciers avaient tout un tas de théories pour l’expliquer, mais Kirun soupçonnait que les klum étaient bien plus sensibles aux rêves des ras qu’à tout autre élément extérieur.
Pour faire pousser des klum parfumés et juteux, il fallait certes une bonne terre et de bonnes conditions météorologiques. Mais pour qu’ils prennent leur pleine dimension, il fallait surtout les rêves des ra. Et des beaux rêves. Les rêves puissants des chamans dans les montagnes. Ou les rêves qui viennent quand les corps sont fatigués et les esprits pleins de beaux souvenirs.
Ceux de ra ayant ri, mangé, dansé et bu toute la nuit

Oui, heureusement que le concours de tartes avait lieu avant la fête.
Les klum des prochains jours seraient bien plus chargés, elle en était certaine.
Peut-être même assez pour que la Ville connaisse un peu de la gaieté des ras de Celifet.

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