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Les Rymelles

Note : Ce texte fait parti de la chronique Poussière de rêve

Texte

L'escalier en spiral taillé dans la pierre brute s'ouvrait sur une double porte. Celle-ci donnait accès à l'antichambre de ses appartements. Je m'assis sur le banc adossé au mur sans ornement apparent. Le lieu était remarquablement vide. Pour une porte d'accès à un des pouvoirs de ce monde, cela me laissait perplexe. Moi qui m'enorgueillissais de connaître toute les ficelles du pouvoir, de jouer avec les solliciteurs de toutes natures, je sentais tumultueusement un malaise s'insinuer en moi. Je consultais mon Kom. En ce moment, cette pluknai de Kelafé devait s'entretenir avec le sénéchal. Après quoi, elle paraderait au palais de Va'itu'a sous son poids de verroterie et de brillant. C'est elle qui rappellerait l'allégeance de notre Kastron au Khan avec toute la pompe et le faste recherché. Je préférais lui laisser ce rôle de figuration. Pour ma part, je ne confondais pas clinquant et pouvoir. La vraie puissance, les sphères d'influence se négociaient loin des regards des Ras. Le faste du protocole ne servait qu'a détourner leur crédule attention. Il était bien plus plaisant de tirer les ficelles en coulisse. De joueur ra contre ra, glisser un mot de ci, une vérité par là, ou un mensonge plus gros qu'une corde, et laisser faire les penchants naturels de chacun. Parfois, je m'octroyais un ou plusieurs handicaps, sinon le jeu perdait tout intérêt : les Ras étaient tellement prévisibles. Je lissais doucement un pli sur ma manche puis je parcourais des yeux le vestibule. Je venais enfin de mettre le doigt sur la raison de mon malaise. Point de faste ici. Celle que j'allais rencontrer n'avait nulle besoin de tels artifices, et cela ne faisait qu’accroître mon trouble.

– « Elle va vous recevoir »

Je sursautais. L'automate se tenait devant moi. Par où avait-il bien pu entrer ? Je me levais avec lenteur, un temps pour moi, pour reprendre contenance. Le moment tant attendu était arrivé. Toutes ces corruptions, ces manipulations, ces coups… Je redressais le front puis m'avançais d'un pas résolu. A quoi bon s'interroger à présent, je le saurai sous peu.

Elle était allongée sur le sofa. Je distinguais dans l'ombre des Automates figés mais néanmoins parfaitement alertes. Rapidement, je passais en revue les brides d'information que j'avais pu collationner sur sa personne. Quand ce n'était pas spéculation oiseuse, la plupart de ces renseignements se contredisaient. Un élément avait cependant attiré mon attention il y a bien des années. C'était la raison de ma présence ici. Tout en me concentrant sur la prêtresse, je gardais à l'esprit deux autres réflexions d'importance. Sa longévité exceptionnelle, surtout pour une Ra de pouvoir. Mais surtout, une conviction secrète que j'avais acquise au fil du temps, épluchant rapport sur compte-rendu : il n'y avait pas une, mais « des » BonPha. Nos regards se croisèrent. Elle me fit signe de m'approcher tandis que l'automate intendant se retirait sans un bruit.

– « Ainsi-donc c'est toi qui prendra en charge la police de ce kastron pour lequel on organise tout ce tintamarre ? »

La question me pris par surprise. J'aurai dû me douter de son style direct, mais si prêt du but, mon obsession m'empêchait de réfléchir rationnellement et je répondis sottement comme tous ces flagorneurs de cour que je honnissais :

– « Si la kélafé le désire et si vous approuvez cette nomination, ce serait un honneur pour moi de servir le Khan ».

Elle éclata d'un rire cristallin tandis que son visage continuait à me contempler sous son masque impassible, puis elle ajouta d'un voix étonnante de douceur :

– « Sais-tu qu'elle a éclos ce matin ? »

Un tourbillon d'émotions me fit vaciller. Puis, tel le khamsin, ce vent brûlant qui se déchaîne aux confins du désert de sel, un souffle de tristesse menaça d'assécher mon cœur. Depuis si longtemps, je cultivais ce bulbe, serfouissant, arrosant, aérant, dans le secret espoir de le voir un jour éclore. Cette fleur à la floraison éphémère était unique, un souvenir qui m'avait suivi toutes ces années. De toutes mes forces je repoussais le bruissement d'émotions avant qu'il ne se transforme en déluge, ne m'engloutisse. Quant à elle, elle continuait à me regarder, immobile, attentive, son masque égal à lui-même. Je réfléchissais furieusement. Ces quelques mots en disaient long, bien trop même. Ainsi sa police n'ignorait rien de ce qui se passait chez moi, à plus d'un mois de voyage de Nacta. Mais l'essentiel était ailleurs comme toujours. D'un geste délicat et réservé, presque intime, elle s'amusait comme je l'avais fait avant avec bien d'autres, à soulever des morceaux de voile sur mes rêves dérobés, à écarter les feuilles, révélant des pans de mon jardin secret. Sans plus attendre elle reprit :

– « Jouons franc jeu. La kélafé n'est qu'une marionnette. Des personnes manipulatrices, qui utilisent sans vergogne les autres pour assouvir leurs rêves de pouvoir, qui installent des fantoches à la tête des kastrons, j'en ai croisé à foison. Tant que les taxes rentrent, que les Ras sont satisfaits et que l'ordre règne, nous n'en avons cure. Généralement, ces personnes préfèrent rester dans l'ombre. C'est la première fois que je croise une qui choisit le poste de “prévôt” de la police. Cela me semble plutôt contradictoire, quoi de plus exposé que ce poste, sans compter qu'elle est obligatoirement soumise à l’œil de ma police, qu'elle doit se présenter à moi. »

Je regardais autours de moi à la recherche d'un chaise inexistante. Sa dernière réplique ne me bouleversaient pas outre mesure. Le jeu de pouvoir venait de reprendre ses droits. Elle plaçait ses pièces. De mon coté au lieu de rester debout je pris le partie de m'asseoir par terre, face au sofa, les jambes croisés sous mes genoux. Le tressaillement de stupéfaction qui la traversa ne m'échappa pas. Je souris mentalement. Pourquoi étais-je ici ? Je repensais à la fleur. La nature des confins est forgée de légendes, et tout comme nous, elle secrète ses propres mystères. Les fleurs ont une sensibilité propre. Elles communiquent avec nous dans les moments les plus étranges, en choisissant d'éclore.

Je portais à nouveau mon regard sur Bonpha et inspirais profondément. Je soupesais les alternatives et m'apprêtais à parler avant de me retenir. Mon mouvement n'était pas passé inaperçu. Elle esquissa à son tour un geste vers moi avant d'ajuster un pli de sa robe. Sans doute suivait-elle un cheminement de pensée parallèle au mien. Aucune des réponses que je pourrai donner n'était sans conséquence et il me manquait une information clef. Je me remémorais les raisons de ma présence en ce lieu. Je pensais à toutes ces intrigues, à tout ce que j'avais dû entreprendre pour cela, et quelque part, je restais sur un sentiment d'absurdité. Il me fallait plonger plus profondément en moi, dénouer un à un les fils oniriques des mes ambitions, rêves, scènes politiques.

Notre population est éminemment stable. La plupart des nouveaux Ras sont des oubliés issus des contrés récemment émergées des brumes, de ces terres nouvellement rattachées à l'empire. Il y a bien sûr le lot habituel d'accidentés. Cependant, le plus souvent, ce sont des « effacés », un euphémisme pour ces Ras qui tentent d'échapper via les brumes à leurs dettes vis-à-vis de l'administration du Khan à moins que ce ne soit pour fuir un chagrin amoureux. Tout cela pour dire que les vrais enfants sont plutôt rares. Peut-être faut il y voir un contre-coup de notre longévité. Quant à naître sur les grèves de la mer des Brumes cela est franchement invraisemblable. C'est pourtant ce qui arriva à l'enfant que j'étais. Mes parents faisaient partie de ces disciples de Culno. Ils croyaient fermement à la primauté de la terre sur l'esprit des cités souterraines. Avec une communauté d'irréductibles, ils avaient fondé un village à la frontière de l'île du bout du monde. Peut-être était-ce justement leur excentricité qui leur avait permis de rêver des enfants. Aujourd'hui, je me demande comment une telle communauté à pu survivre si longtemps en ce lieu, suffisamment longtemps pour élever des enfants jusqu'à l'âge adulte. Ce n'est pas pour rien qu'aucun bâtiment en surface ne survit longuement. J'ai bien sûr ma théorie sur la question. Les relents de brumes, les reliquats de tempête grignotent l'essence même du temps et tout s'use prématurément. Ce n'est pas toujours perceptible sur la matière inerte comme les roches qui paraissent par nature toujours vieilles et usées. Mais cela se remarque immédiatement sur des outils ou sur toute construction faisant appel un tant soit peu à la précision. Très vite, ils ne fonctionnent plus. La matière morte est plus sensible car elle n'a pas la faculté de se réparer, cette capacité d'autopoïèse propres aux être vivants. C'est bien pour cela qu'aucun artefact technologique ne résiste longtemps en surface, que les bâtisses doivent être entretenues plus souvent que dans les souterrains. Et lorsque nous nous rapprochons des frontières, le phénomène est amplifié par la proximité de la mer de brumes. A coté du l'île du bout du monde, des zones entières peuvent faire leur apparition ou disparaître intégralement d'un jour à l'autre. C'est pourquoi aucune communauté n'aurait dû survivre en ce lieu. Peut-être est-ce dû à la présence d'un havre de paix, dans l'œil même du cyclone, un lieu de sérénité au milieu des déferlantes de brumes. A coté du village, immuable dans ce lieu changeant, une plaine herbeuse particulière, où nous les enfants, venions jouer. Cette prairie était riche en fleurs, papillons et petits rongeurs de toute nature. Il y poussait aussi une fleur singulière, une fleur « symbiotique » qui ne fleurit qu'une fois dans sa vie pour son âme sœur. Mais nous les enfants étions aveugles à cet énigmatique phénomène. La prairie était notre terrain de jeux. Il était bien plus amusant de poursuivre ces petits rongeurs à la douce fourrure qu'observer l'étrange floraison de ces boutons : des jeux d'enfants terribles par leur innocente violence. Des courses effrénées, dérapages, chutes ponctuées de rires mais aussi cris pour effrayer ces petits quadrupèdes. Pourtant aucun de nous n'avait jamais réussi à en piéger un seul. Comme tout enfant face à une bestiole un tantinet futée, je m'inventais des histoires, imaginant qu'elle devinait mes pensées, anticipait mes prochains pas. Me prenant au jeu je me forçais à ne penser à rien, puis a changer brusquement de direction. A la surprise de tous les autres enfants, je finis par l'acculer dans un cul-de-sac et la capturer. Faut il y voir une validation de ma théorie ? La chance d'un enfant face à une créature futée et habituée depuis des générations à échapper aux prédateurs ? A moins que comme j'ai fini par le croire, elle s'était délibérément laissée attraper ? Toujours est-il qu'au delà de la fierté d'avoir réussi l'impossible, une amitié naquit ce jour-là entre elle et moi qui durerait des années.

Le tapotement irrité des doigts de BonPha sur l'accoudoir du sofa me tira de ma rêverie. Je ne pouvais tergiverser indéfiniment. Il me manquait toujours une information, une confirmation de mon intuition, et je ne savais comment forcer la situation. Alors je finis par lui demander le plus simplement du monde :

– « J'aimerais intégrer la police des rêves. »

Soudain en alerte, je sentais que je venais de provoquer le déclic que je recherchais, ce que j'attendais et redoutais à la fois. La prêtresse se redresse sur le sofa me fixant intensément. Puis, comme dans un rêve, tout se déroula très vite.

Un jour que je ramassais un Ra dans le caniveau, la teneur de l'histoire qu'il me conta remua en moi une émotion que j'aurais cru enfouie à jamais. Cela aurait pu être un simple délire éthylique avancé.Mais un détail avait éveillé mon attention. Je savais qu'il disait vrai. Alors j'ai commencé à collationner d'autres témoignages. Ils étaient rares, et la peur qui en suintait si terrible qu'il était très difficile d'obtenir deux fois le même récit d'un même témoin. Pour continuer mon enquête, il me fallait une couverture officielle. C'est ainsi que j'ai rejoint la police. Que j'en venais à enquêter sur une entité démoniaque, une entité qui vrillait l'esprit des Ras.

D'une voix sèche la prêtresse me demanda :

– « Peut-tu me redonner ton nom complet ? »

Mon nom complet ? Plus personne ne l'avais prononcé depuis cette nuit il y a bien des années. Ce soir-là je dormais dans ma chambre d'enfant lorsqu'elle vint me réveiller. Elle frottait son museau arrondi contre ma joue, et ses moustaches me chatouillaient le nez. J'ouvrais des yeux à moitié gonflés de sommeil et observais cette petite boule de fourrure craintive et apeurée. Elle était en phase de mue et les fins poils de son pelage d'été abondaient sur mon lit. Une forte appréhension me saisit. Je m'habillais en vitesse et me glissais à l'insu de mes parents à l'extérieur. Une tempête d'une rare violence s'annonçait au loin. Mon amie m'avait communiqué sa peur, et un sentiment d'urgence. Je la déposais avec délicatesse contre mon cou et courrais vers la prairie alors que les griffes acérées de ses petites pattes s'enfoncer dans la peau de mon épaule. Sous son impulsion, je m'arrêtais au cœur de la prairie. L'ondé n'allait pas tarder à nous rattraper. Le ciel se couvrait de reflets terrifiants. Je commençais à m'interroger lorsqu'elle sauta à terre et gambada avec empressement jusqu'au pied de la fleur en devenir. A ce moment se produisit un phénomène qu'il m'est difficile de décrire. Tout d'abord, j'entendis comme un souffle rapide. Je me figeais. Un silence total enveloppa la plaine. Seule la pluie grondait au loin. Mon amie dressa haut sa tête en transe. J'entendis comme un piépiétement d'oiseau avant de comprendre. Elle chantait. Elle chantait pour la fleur qui s'ouvrait devant moi. Dans cet instant unique, je percevais le bouton floral gonflé de plaisir, ces pétales frémissants dans leur ganges. Le chant, comme un chef d'orchestre, rythmait les mouvements de danse des pétales, les amenant un à un à s'alanguir ouverts alors que les corolles se dilataient à leur tour, s'ouvraient en vrilles. Quelque chose se passait entre ces deux êtres, quelque chose qui dépassait mon entendement. Elles m'avaient intégré à cette communion d'une manière que je ne saurais décrire. Sans que je m'en rende compte, la magie de l'amour qui les unissait me protégea des éléments déchaînés autour de moi. Sur la fin leur attention se porta sur moi. Je perçu un sentiment mêlé de tristesse et d'espoir que je ne comprenais pas. Puis je me réveillais dans ce lit austère. Les compagnons du dispensaire qui s'occupaient de moi écoutèrent avec beaucoup d'attention mon histoire. Il faut dire qu'un enfant « oublié » était anachronique. Ils finirent par m'expliquer que tout cela était sûrement un rêve latent des brumes. Il n'y avait jamais eu de communauté sur l'île du bout du monde. La région était bien trop instable. En revanche, ce lieu était un poste avancé de la légion. Cette même légion qui m'avait retrouvé. Cette nouvelle m'ébranla profondément. En l'espace de quelques jours, je devins adulte. Je préparais mon baluchon pour partir. En pliant le pyjama qu'on avait retrouvé sur moi une toute petite bulbe glissa d'une poche et roula sur le sol. C'est à ce moment que compris ce qui c'était passé cette nuit.

–« Mon nom est … »

La main de BonPha se porta à vers une petite niche. Il est étonnant de voir cette main de fer soulever avec autant de délicatesse la créature qu'elle retira de l’alcôve. Celle qui avait terrorisé tant de Ras avant moi jusqu'à les pousser à l'oubli. Une créature qui s’immisçait dans les esprits. La main déposa l'être sur son épaule. La créature se tourna vers moi et lança une sonde mentale dans ma direction. J'ouvrais grand mon esprit, laissant les souvenirs d'un monde disparu refluer à la surface. Alors son attouchement se fit léger, caressant, puis devint tendresse. Au travers le lien qui me reliait désormais à ce petit rongeur, je sentis la stupéfaction de la prêtresse. Je tendit ma main et la Rymelle, – ainsi se nommaient-elles – sauta sur ma paume, grimpa sur mon bras et vint se lover contre mon cou. Je me levais pour partir tout en m'adressant à la prêtresse :

–« Je viens d'une communauté où l'on baptisait les nouveaux-nés d'une description poétique sensée donner un sens à leur vie. Ainsi mes parents m'ont nommé : Papillon virevoltant dans la rosée d'un matin de printemps ».

Je sortais sans qu'elle ne réagisse ou qu'un automate ne s'interpose. Doucement je caressais la fourrure de la Rymelle puis lui murmurais à l'oreille : un long voyage nous attend. Ensuite, pour respecter une très vielle promesse, je te présenterai à une amie, une fleur qui attend depuis très longtemps. Après, nous continuerons peut-être vers une île tout au bout du monte, vers un désert qui portait autrefois le nom de prairie aux Rymelles.

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