Le monde fluctuant des Rêves se déformait sous les pas de Bon-pha. Elle savait, tout au fond d'elle-même, que le temps se perdait dans sa relativité ici, mais le sentiment d'urgence qui l'étreignait la ralentissait à chaque pas. Connaître les règles ne suffisait pas à les contourner.
Elle s'exhorta au calme encore une fois, tentant d'oublier le temps qu'elle perdait. La présence des Automates était une bulle de rationalité qui lui permettait de se rattraper sans se perdre dans le Rêve. Dans cet espace où la moindre pensée pouvait prendre corps, se laisser aller à ses angoisses était la pire chose à faire. Le paysage autour changea à nouveau, le Bois de l’Éternelle Attente devenant le Désert de l'Insatiable Désir. L'apparition des dunes sombres aux courbes voluptueuses déstabilisa Bon-pha, qui un instant oscilla sur l’abîme de ses Souvenirs. Mais c'était un territoire bien trop dangereux à arpenter à présent, surtout avec la compagnie qu'elle avait, et elle n'y trouverait rien d'utile… pas encore. Elle se força à faire un pas, avançant sans regarder le paysage, ignorant les créatures fantasques qui approchaient. Elles avaient joué autrefois dans ses contrées, faisant jaillir des sources par leurs éclats de rire, ou bien c'était les sources qui les faisait rire… Peu importait, elle se rapprochait. L'Arche Ultime était là.
Elle jeta un coup d’œil à sa garde, contrôlant leur position. L'hexagone qu'ils faisaient autour d'elle était une protection parfaite contre l’œil de la Crypte et les perturbations oniriques ; la perfection de la figure devait rester intacte jusqu'à ce qu'elle soit protégée par la Grotte des Réalité. Ce serait alors un moment délicat.
Ne pas penser à ça, avancer, pour ne pas susciter des cauchemars qui la retarderait encore, voir pire, vu la puissance qu'elle avait fait entrer dans le monde des Rêves… faire déborder les cauchemars en question dans le Khanat…
Ne pas penser à ça ! Ce n'était pas un tentacule sur le bord du chemin, juste un serpent endormi, ah non pardon, une sorte de liane… non, non, juste une ombre, un jeu de lumière… L'un des Automates sortit une gomme de sa poche et effaça l'ombre qui se tordait sur le sol. Il y avait des avantages à avoir les meilleurs outils de la Police des Rêves.
Des avantages, mais pas seulement, pensa Bon-pha tandis qu'ils franchissaient l'Arche Ultime. Elle sentit le regard des Automates sur elle, et garda le masque impassible, retenant son cœur de louper un battement. Encore quelques pas…
La Grotte des Réalités était là, enfin. Ses parois miroitantes reflétaient les pensées les plus intimes de Bon-pha… mais c'était là un des plus grands avantages de sa fonction, son masque et ses pensées n'avait pas besoin d'être caché de la Ville, étant leur exact reflet. Tant que la Grotte ne reflétait que Bon-pha… Pris entre deux miroirs, les Automates commençaient à surchauffer mais pour le moment, continuaient de canaliser l'énergie.
Ce qu'elle s'apprêtait à faire était complètement fou… Mais elle ne laisserait pas la Reine Rouge gagner, détruire… Oui, il n'y avait qu'une solution possible.
Elle savait que sa présence au cœur du Rêve était des plus perturbatrice. Habituellement, lorsqu'il fallait se rendre ici pour corriger un Rêve Non Autorisé, elle était seule, et restait le minimum de temps. La présence des Automates amplifiait la Puissance qu'elle canalisait.
Elle marcha à pas lent vers le Puit des Âmes au centre de la Grotte. C'était la porte de sortie mais aussi la Source du Pouvoir. Tandis qu'elle s'approchait, elle sentait les ondes de probabilités fluctuer et transformer le Khanat. Sa peau frémissait sous l'énergie extraordinaire qui se dégageait de l'affrontement de forces opposées. C'était comme tenter de réunir zbasu et lakne. En fait, c'était un peu ça. Un coin de son esprit, relié par la Symbiose au reste de l'univers, entendait l'agitation dans la Crypte, la perturbation des lignes de destinées. Elle percevait aussi la souffrance des Automates dont les fonctions commençaient à lâcher sous l'assaut de l'énergie qui les traversait.
Elle laissa froidement échapper une pensée qui virevolta dans l'esprit mécanique des Automates avant qu'ils ne soient dissous dans le maelström, leur destruction ajoutant un surplus de pouvoir à l'opération.
“Il ne peut y avoir aucun témoin.”
Même pas la Ville. Pas pour cette fois. Elle serait seule à rentrer… ou ne rentrerait pas du tout.
À présent tout son corps et son âme n'étaient que douleur. Quelques secondes avant qu'elle ne se fasse effacer à son tour… Elle s'accrocha à l'écho des rires d'autrefois, à la fraîcheur d'un baiser, au trouble d'un mot. Il fallait qu'Elle se réveille, juste quelques instants, ou alors elle devrait détruire la Reine… les conséquences en seraient terribles. Mais juste quelques instants, pour une minuscule impulsion, presque rien dans le flux apocalyptique du moment, le souffle d'une aile de papillon qui passerait inaperçu dans la tornade de changement qu'elle imposait au Khanat… Un instant, elle crut l'entendre…
Il fallait en finir avant qu'il soit trop tard. Bon-pha se laissa enfin basculer dans le Puit des Âmes, goûtant un instant à l'Oubli, à la Mort…
Elle se réveilla dans une position mal-commode, avachie sur un des bonsaï du Prieuré. Elle se hâta de se redresser, regardant avec attention si personne ne l'avait vue dans cette position. Après ce qu'elle venait de traverser, elle n'avait pas le cœur à effacer un témoin malencontreux. Heureusement le lieu était actuellement désert.
La Police ne mit pas longtemps à la retrouver. La présence familière la rassurait autant qu'elle l'angoissait. Avaient-ils perçus ses dernières pensées ? Gardant son masque impassible, sa stature hiératique, elle restait attentive au moindre indice. Mais, non… Rien. Ce n'était pas encore pour aujourd'hui qu'elle serait démise de ses fonctions.
Tandis qu'elle regagnait le Temple, un rapport lui parvint. Un sourire froid éclaira ses traits. Le Dormeur s'éveillait.
Et derrière le masque imperturbable de Bon-pha, Illion savourait les éléments qui venaient d'être ré-alignés. Le temps que les Puissances se concentrent et agissent sur la révolution enclenchée par leur petite danse, la phase suivante suivrait son cours sans que personne ne la voit, avant qu'il soit trop tard.
Parfois, ce boulot pouvait être tuant. Mais ça valait quand même le coup.