Le feu crépitait et lançait des étincelles dans la nuit du désert. Le vieux mâchonnait un fruit sec, prenant un plaisir certain à le suçoter à travers ses chicots délabrés face aux regards dégoûtés des membres du groupe. Nous avions mangé et bu, et nous étions repus après cette longue journée de chasse. L'heure était aux contes, et notre vieux guide savourait le petit pouvoir qu'il avait sur nous, l'espace d'un instant… Instant qu'il lui fallait saisir au bon moment, sous peine de se faire voler la vedette par un autre, plus jeune que lui, qui démarrerait une nouvelle rodomontade sur ses exploits à la chasse.
Il déglutit finalement le fruit qui n'en finissait plus d'être mâché, ponctua l'effort d'un dernier coup de langue, puis démarra :
– Saviez-vous qu'autrefois, au lieu de la savane et du sable, il n'y avait que de l'eau ?
– Tout le monde la connait, l'histoire de l'ancienne mer, tolci'o.
Le vieux balança le noyau de son fruit sur l'impudent, puis repris sans s'arrêter au cri amusé de l'assemblée.
– Oui oui, tout le monde sait qu'autrefois, sur tout le désert du Ponant, une grande mer s'étalait. Un océan qui rejoignait celui des côtes. Et puis le Khanat changea. L'eau recula. Les terres virent le soleil et devinrent cultivables. Les animaux et les ra vinrent. Au centre du désert, cependant, la mer était encore là. Pendant longtemps, des éons peut-être, les Nshali Bali furent aussi des navigateurs, se rendant d'un point à l'autre de ce qui n'était alors que le Ponant en traversant cette mer intérieure. Mais les pluies diminuaient d'Éons en Éon, et les rivières qui alimentaient la mer intérieure se tarirent. Certains disent que les ra avaient joués un rôle là-dedans : qu'ils avaient tant besoin de l'eau que seule la terre leur apportait, qu'ils détournèrent toutes les rivières, jusqu'à transformer le Ponant en désert. Peut importe la raison : la mer intérieure diminua, encore et encore, jusqu'à n'être plus qu'un lac, puis à ne plus être du tout. Elle laissa derrière elle du sel sur des kilomètres, qui recouvraient ce qui avait été autrefois le fond de l'eau.
– Ho, c'est le Salargug, alors ? s'exclama l'un des plus jeunes.
– Peut-être bien, oui, que c'est le Salargug… si cette histoire est vraie, répondit le trouble-fête du début.
Il écopa d'un deuxième noyau, provoquant les rires de l'assemblée et relançant le conteur dans un nouveau chapitre :
– L'histoire que je vais vous conter est vraie. Je la tiens de mon père, qui lui-même la tenait de son père, qui l'avait entendu d'un marchand qui avait rencontré le ra dont il est question.
– Très fiable, ricana encore le trublion, mais si bas que je fut sans doute le seul à l'entendre. En tout cas, le vieux ne fit pas mine de s'interrompre.
– Ce ra, qui s'appelait Noris, était un arpenteur. Il arpentait le Khanat en long et en large, notant ce qu'il voyait, aidant ceux qu'il rencontrait, contant ce qu'il avait vu à ceux qui n'avaient pas, comme lui, la vocation du voyage. Noble métier que celui d'arpenteur, même si les repas sont parfois médiocres et la couche aride. Noris arriva enfin dans le Désert du Ponant, chassant avec les tribus, s'arrêtant pour observer le vol des wazo, la danse mortelle des njébés et la lente pousse des jardins. Parfois, il partait seul durant de longues journées, lassé de la compagnie de ses semblables ; puis on le retrouvait, des jufras plus tard, dans une autre tribu, son errance ayant trouvé un point d'attache durant un moment. Noris avait entendu parler des richesses du Salargug et il décida de tenter l'aventure à son tour. Il avait aussi été avertit des bandits qui attaquaient les caravanes régulières, et plutôt que de bénéficier de leur escorte et leur relative sécurité, il décida de faire le chemin seul, persuadé de pouvoir ainsi mieux éviter les rançons en tout genre.
– Le fou, murmurèrent certains.
– Et oui, le fou, mais n'oubliez pas qu'il n'était pas d'ici, et que pour lui, le Salargug n'était qu'une nouvelle terre d'aventure. Il partit, avec pour tout équipement son petit havresac, une boussole, plusieurs gourdes et un chapeau.
Les gloussements du groupe indiquaient qu'ils se doutaient de ce qui allait arriver à l'imprudent. Mais le vieux savait ménager ses effets et préparer la surprise.
– Lorsqu'il arriva enfin aux frontières du Salargug, une surprise l'attendait. Il y avait de l'eau, à perte de vue. Il avait entendu parler de ces pluies qui lessivaient le désert et le recouvrait d'une faible (et traitresse) profondeur d'eau, et dans sa méconnaissance du phénomène, il crut que c'était ce qu'il avait en face de lui. Aussi commença-t-il à avancer dans l'eau, persuadé que la profondeur ne serait jamais trop grande. Au bout de quelques pas, il était trempé, et sentait le sol s'abaisser encore ; il préféra revenir au rivage, d'autant que la houle le gênait dans ses mouvements. Il décida alors de longer cette eau, jusqu'à trouver un passage, un village, ou jusqu'à ce que l'évaporation fasse son œuvre.
Il marcha longuement, durant toute une journée. Alors que le soir tombait, il vit briller au loin les lumières d'une petite communauté. En s'approchant, il découvrit des constructions comme il n'en avait jamais vu encore dans le désert : sur pilotis, s'avançant dans l'eau, reliées par des pontons. Les ra qui habitaient là étaient aussi inhabituels : bien plus petits que les ucikara du désert, plus petits même que les malingres tcara de la lointaine Natca, à la peau à peine hâlée alors que celle de la plupart des Nshali Bali tire sur un noir superbe. Sans doute était-ce une colonie de tcara consanguins, supposa-t-il, mais sans rien en dire à haute voix, bien sûr. Ces ra lui firent bon accueil et l'invitèrent à passer la soirée avec eux. Ils brassaient une bonne birje, ce qui rendit le moment encore plus festif. Noris leur fit par de son désir de traverser cette eau pour rejoindre Suzahna ; les nains pâles n'avaient jamais entendu ce nom, mais ils étaient d'accord pour lui céder une petite embarcation, le lendemain, et quelques cours sur la façon de ferler une voile. Il pris donc la mer, quelques jours plus tard, l'eau n'ayant pas fait mine de disparaître.
Il navigua deux jours entiers, s'aidant de sa boussole et de Samayun afin de diriger sa course. Elyan brillait haut dans le ciel, illuminant cette étrange étendue d'eau lorsque le soir venait, lui donnant des airs de brumes. Aucune trace de Suzhana. Au troisième jour, un point apparu à l'horizon. Certain d'avoir dérivé par manque d'expérience, il rectifia sa trajectoire et se dirigea vers l'objet.
Mais à mesure qu'il s'approchait, il devait se rendre à l'évidence : ce n'était pas les mamelons de Suzhana la dépravée, mais un autre bateau. Cependant, si Noris naviguait dans une petite barque munie d'un petit mât et d'une petite voile, embarcation si mineure qu'elle n'était pas complètement incongrue dans un endroit où l'eau recouvrait parfois un désert, le navire dont il s'approchait n'avait pas la même envergure. Le village tout entier des nains aurait pu tenir à l'intérieur. Il était si grand que l'embarcation de Noris ressemblait à une coquille de narge à côté d'un tonneau. Ses mats étaient gonflés d'une forêt de voiles scintillantes.
Vous voulez la suite ? Écrivez-la ! Venez vois sur le salon Khanat si quelqu'un s'est lancé dans l'écriture