D’où viennent les spectres ? Quel est leur objectif ? Doit-on les craindre ? Y’en a-t-il un, ou plusieurs ?
Pendant longtemps, j’ai cru que les spectres étaient une légende. Et puis j’en ai croisé un. Il se tenait, immobile, au carrefour d’une route : grande cape noire et rouge, immobile et vide. Je me suis approchée, j’ai tourné autour. Je sentais la chair de poule m’envahir, sans bien comprendre pourquoi : après tout, cela ressemblait juste à un épouvantail d’un genre particulier. Certes, rien ne semblait soutenir le tissu, mais je ne savais pas non plus ce qui soutenait les gunjis en l’air et elles ne m’effrayaient pas. Luttant contre cette répulsion qui ne me semblait pas naturelle, je suis restée à observer la chose un long moment. Elle ne bougeait pas, elle ne faisait rien. Plus qu’une cape, c’était une sorte de cône surmonté d’une sorte de capuche. Je ne jurerais pas que ce qui recouvrait ce vide était un tissu ; en fait, c’était trop rigide, insensible au vent, sans doute plus une sorte de peau, d’un noir d’encre, avec des motifs d’un rouge sombre, très géométriques. Cette géométrie me fit penser que la créature était sans doute plus liée à Zbasu qu’à Lakne ; pourtant on associe souvent les spectres aux Brumes.
D’autres ra passèrent sur le chemin ; l’endroit était assez fréquenté. La plupart se contentaient de détourner la tête, comme s’ils préféraient ignorer l’apparition, comme si nier son existence allait la faire repartir plus rapidement dans les Brumes. Quelques-uns, comme moi, se montraient plus curieux. Certains saluèrent l’apparition ; la capuche s’inclina une ou deux fois en réponse, mais ce fut bien la seule trace d’interaction que je vis entre ra et spectre. Elle ne répondait à aucune question, n’émettait aucun son. Certains parmi les plus téméraires tentèrent de lui donner un coup d’épée ; mais la créature était en dépho et rien ne pouvait la toucher. Ces ra audacieux ne s’acharnaient pas ; c’est comme si leur tentative les glaçait soudain, leur regard se faisait anxieux. J’en interrogeais un : il m’expliqua qu’après sa bravade, un fort sentiment de désespoir et l’impression d’un danger imminent s’étaient imposés à lui. Il avait préféré s’arrêter. Il me raconta quelques histoires terrifiantes de Spectres qui avaient envoyé des ra dans les Brumes pour ce genre d’affront ; pourtant la créature ne fit pas mine d’envoyer celui-là ou un autre ailleurs.
Elle avait plus de patience que moi ; je finis par repartir après une pause de plusieurs heures à l’observer.
De ce jour, je me mis à enquêter patiemment sur ces ombres étranges. Je compulsais tous les témoignages de rencontres avec elles, puis je tentais de remonter à la source, de trouver le ou la ra d’où la rumeur venait, de démêler le vrai du faux.
Une croyance bien ancrée disait que croiser un Spectre seul était un mauvais présage. Je pense que souvent, les ra mettaient en place leur propre ruine après avoir fait ce genre de rencontres. Une de ses histoires, entre autres, me marqua.
C’était une jeune ucikara d’Hoslet qui avait pour amant quelqu’un de la suite du kelafé. Son témoignage avait une fraîcheur que je me dois de restituer telle quelle :
“Alors voilà, j’étais là, toute à mon affaire… Je lève les yeux un instant, et là je le vois : un de ces machins flippants, au chevet, en train de nous regarder. J’ai hurlé un bon coup et lâché ce que je tenais : c’est que ça fait un choc ce genre de choses ! Je veux dire, on avait fermé à clé, y’avait pas eu le moindre bruit… Mon amant, il se retourne, il voit le truc, et il sursaute aussi. Pour faire perdre ses moyens à un mâle, y’a rien de mieux que ce genre de visite, hein. Et le machin, lui, il est là, il nous regarde (je vous parle du Spectre, hein, pas de… enfin bon), il dit rien. Alors mon ra, il finit par s’énerver, il crie qu’on a bien le droit d’être tranquille chez soit, qu’on fait rien de mal, qu’on est en privé, et si on peut avoir un peu d’intimité, merci ! Le machin, je sais pas s’il a entendu ou quoi, mais il a disparu, comme ça, pouf. Plus rien. Je vous parle toujours du Spectre hein. Quoi que, pour le reste aussi, plus rien, parce qu’après ça on avait pas trop envie de s’y remettre. Enfin bon, la nuit a pas été très joyeuse, on se demandait si le truc allait revenir (le Spectre ; le reste, j’en avais plus tant envie) ou si on était tranquille. Et puis je pensais aux histoires, je me demandais si on l’avait vu pour une bonne raison. Je crois que oui. Quelque temps après, mon amant a été avalé par les Brumes. Aucun indice sur ce qui lui est arrivé ; il a disparu, comme ça. J’ai fini par m’engager au Dispensaire, en me disant que je le reverrais bien un jour, mais rien. Alors oui, je pense que les Spectres portent malheur… et aussi que ce sont des sacrés murbaz.”
Je note tout de même que si l’apparition du Spectre a été un mauvais présage pour le ra, sa compagne n’a pas subi le même sort : il s’agirait donc de malheur très ciblé !
Un autre témoignage montre les Spectres sous un jour bien plus favorable :
“J’étais dans les Monts de Givres, dans une zone bien escarpée. C’était l’hiver, je suivais les traces d’un gibier, quand j’ai glissé et je suis tombé dans un trou. Mon kom ne passait pas, j’étais loin de tout, je me voyais déjà dépérir lentement avant de faire un revif lamentable. Une perspective peu glorieuse. Je n’avais même pas de resni sur moi. Je me suis acharné quelques heures, mais rien à faire. J’étais foutu. J’ai vu alors un de ces grands échalas en haut du trou. Je ne m’attendais pas à ce qu’il me lance une corde, hein… mais je ne sais pas si c’est sa présence ou quoi, l’une des parois du trou a commencé à s’effondrer, juste ce qu’il fallait pour que je trouve des prises et me sorte de là. C’était tellement… incongru que je me suis dit que ça venait du Spectre. Mais bon, rien ne le prouve, hein.”
En réalité, beaucoup de ra ont croisé des Spectres sans que cela change leur vie significativement. Ils n’ont jamais donné signe qu’ils s’intéressent réellement à la vie des ra : on en croise parfois dans des lieux habités, mais certains explorateurs sont aussi tombés dessus au milieu de nulle part.
Le mode de déplacement des Spectres pose question. Ils utilisent visiblement un resni très élaboré : ils apparaissent et disparaissent en un clin d’œil, sans bruit et sans effet. Aucun lieu ne semble leur être inaccessible :
“On était tranquille avec les copains, à compter les sous après la dernière att… taxe sur les gens qui empruntaient la route en dessous de notre cache, quand un de ces zozos apparait, tout noir, à nous regarder compter. On a cru que c’était un nouveau truc de la Légion, ou bien la Police des Rêves. Mais non, ce truc restait là, sans rien dire, juste à nous regarder d’un sale œil. Enfin façon de parler, parce que s’il avait des yeux, on ne les voyait pas. On lui a offert à boire, on lui a même proposé un peu de sous, mais il n’a pas moufté. Il a fini par partir. Après, le chef nous a demandé de secouer un peu moins violemment ceux qui refusaient de payer. Comme quoi parfois fallait en laisser fuir certains, pour que les autres continuent de passer sur la route en croyant pouvoir nous éch… en croyant pouvoir éviter les taxes. J’pense que le Spectre, ça a fait réfléchir le chef au sens du commerce.”