Tant d’années au service du Khanat, tout ça pour finir dans les Brumes. Lorsqu’Ils sauront ce que j’ai découvert, un Pacificateur sera envoyé, c’est certain. Je ne sais même pas pourquoi je perds mon temps à l’écrire ; comme ma mémoire, ces mots seront effacés.
Les mots. Ce sont les mots, justement, qui m’ont mené là et feront de moi un nouvel Oublieux dans quelques heures.
Dans tout le Khanat, les mots sont là. Qui fait attention à l’incroyable variété des mots employés ? Les jbovelcli sont là pour “redresser” les mots, pour que les ras parlent la seule langue acceptable, la langue sacrée. Mais, sans cesse, les particularismes régionaux reviennent, déforment les mots officiels, au point de les rendre méconnaissables. Tout le monde ferme les yeux sur le fait que les langues de chaque kastron n’ont pourtant strictement rien à voir avec la langue officielle. Ce n’est pas qu’une histoire de son, mais de grammaire, de sens. Les habitants des plaines, pourtant proches de Natca, parlent en général un patois baptisé “fasybau”, qui n'a rien à voir avec le lojban. Et qui est conscient qu’on retrouve des écritures en fasybau sur des cailloux vieux de plusieurs éons ? D’autres ra, spontanément, utilisent des mots de glibau. Le glibau… Une drôle de langue qui avale les r et les x, et qui trouve à se glisser même dans des textes officiels conservés dans la Grande Bibliothèque.
Particularisme régional ? C’est ce que j’ai cru pendant longtemps, avant de commencer à faire les liens avec ces archives qu’on trouvait ici et là dans le Khanat. Dans les ruines envahies par la végétation qu’on trouve un peu partout à la surface, à Culno, ce ne sont pas toujours les glyphes immémoriaux qui sont gravés sur les murs, mais une autre écriture cursive et complètement inconnue. Ces signes étranges, ces mots éloignés de toute racine lojban, se sont mis à devenir une obsession. Était-ce un code ancien, menant à d’antiques secrets ?
Mais il n’y avait aucun mystère là-dessous. Il n’y avait que la loi du Khanat, et en cherchant, j’ai forcément réveillé ses gardiens. “Nous ne sommes qu’Un, unis et uniques”. “Un territoire, une voix, un peuple”. À force d’ânonner ces chants derrière les jbovelcli, nous en oublions le sens. Nous en oublions que le Khan nous impose ses rêves et que tous, nous devons nous fondre dans sa vision… Ces langues, mortes ou survivants à grand peine, ne sont que les victimes les plus visibles de l’homogénéisation de notre grand empereur et de la manipulation de sa police. Ces langues nous racontent un secret : le khanat n’a pas toujours été. Il y a eu d’autres choses, il y a encore d’autres possibilités. Il y a eu d’autres chefs, aussi, qui ont préféré d’autres langues. Peut-être que dans des temps immémoriaux, tout le monde parlait glibau, ou banlu'atu. Il ne s’agit pas, comme tente de nous le faire croire la propagande impériale, de particularismes régionaux dus à l’éloignement de la capitale et à l’influence de culno. Il s’agit bien d’identités distinctes, d’histoires différentes…
Tout le prouve, toutes ces années de recherches accumulées dans ces carnets le montrent. Bien sûr, tout sera brûlé par la Police des Rêves. Mais peut-être que les Brumes feront réapparaître la vérité, un jour…
Page unique dans les archives des Brumaires, visiblement arrachée d'un carnet.