En sortant du Véloce de paremuxa1), la différence entre Culno et Ratmidju me frappa de plein fouet. Je revenais d'une mission de plusieurs jeftu dans le Delta, région incommode et mal civilisée, et je ne m'étais pas attardé pour rentrer, si bien que le contraste entre cette partie du monde que j'avais quitté le matin même et celle que je trouvais à l'heure du repas était saisissant.
Je restais un instant sur le bord du quai, m'imprégnant des lignes géométriques, de l'ordonnancement impeccable, des couleurs franches et tranchées. Tout était contrôlé, à sa place. Même le petit troupeau de mumut au fond du quai me semblait bien peigné et obéissant, dans ses trajectoires, à une logique sous-jacente bien précise.
Mon immobilité était un point de désordre dans l'écoulement de la foule qui sortait du Véloce, et je me remis rapidement en marche, tout en continuant à noter ce dont je n'avais jamais pris conscience jusque là. J'avais passé des années dans ces corridors, jusqu'à ne plus les voir, les jugeant banal et sans intérêt ; lorsque mon ordre de mission m'avait été envoyé, j'avais même imaginé qu'aller dans le Delta serait un changement bienvenu. Ma première nuit en compagnie des moustiques et des batraciens m'avait vite fait regretter cette idée. Cependant, c'était en retrouvant Natca que je comprenais enfin à quel point la civilisation m'avait manqué, à quel point l'environnement “dehors” n'était pas fait pour les ras, et à quel point nous étions, ici, choyés et protégés.
J'appréciais enfin à sa juste valeur que tout aie été pensée et maitrisé au service des ras dans cet environnement. Pas de piège au sol pour faire trébucher, mais un plan lisse, propre ; lorsque des marches étaient nécessaires, elles étaient indiqués par une bande de couleur et une légère rainure dans le sol, afin de ne pas piéger le ra étourdi. Je repensais à la traitrise des marais et leurs sables mouvants, aux flaques et à la terre trop meuble qui avait compliqué chacun de mes déplacements dans le Delta. Et puisqu'on en était au déplacement : chaque intersection était marquée de symboles indiquant précisément où on était et quels étaient les directions. Impossible de se perdre quand on avait appris à reconnaitre ces milles signes ; même le pluknai débarquant de sa contrée sauvage s'y retrouvait vite, une fois qu'on lui avait montré le symbole du Palais et celui de l'InfrA. Des signes élégants et discrets, qui participaient à la décoration de la Ville, sans insulter le regard par des formes disharmoniques et des couleurs mal maitrisées : c'était clair, lisible, parfaitement adéquat.
Les couleurs… Je n'avais jamais prêté attention aux couleurs avant de revenir. Dans le Delta, ce n'était qu'une palette barbouilleuse et glauque, des verts hésitants, des jaunes et des bruns mal marqués, et pas une feuille ou une fleur de la même couleur, mais toujours ces improbables nuances au mépris de la paix de l'âme. Ici, les dégradés étaient maitrisés, mathématiques. Le nuancier était soigneusement étudié pour inspirer sans perturber. Chaque couleur servait à comprendre l'environnement. Et chaque quartier savait sagement se contenter de quelques nuances, sans sombrer dans la débauche de coloris. Le bleu zbasu de la Légion et de la technologie, le rouge carmin du Khan et des services afférents, du blanc, du noir et du gris. Uniquement les couleurs dérivées des divers krili, uniquement une seule teinte pour chacune de ces couleurs, plus le gris de la pierre, qui seul, se déclinait ici et là dans diverses saturations, suivant les bâtiments. Je comptais mentalement : 8 couleurs, discrètes, bien précises, et la pierre2). Les seules fantaisies venaient des habits de certains sauvages qui débarquaient en Ville et ignoraient tout des impératifs de la mode.
Mais plus que tout, c'étaient les formes qui me réchauffaient le cœur. De la symétrie, de l'harmonie, de la rigueur. Des lignes droites, des courbes parfaites, tout pouvait se calculer, se décliner en formes plus simples, hexagones, rectangles et triangles, ronds et polygones réguliers. Cela n'empêchait pas une grande variété, mais jamais plus que ce que l'esprit pouvait appréhender. Et au fil des Éons, tout avait été pensé, affiné, amélioré, afin que chaque forme atteigne la perfection puis reste ainsi pour l'éternité.
Ici, à Natca, je perçus alors nettement à quel point l'univers était structuré et ordonné, à quel point chaque chose avait une place bien précise, un but et une fonctionnalité, et que cet ordre divin était l'armature du monde, le squelette sacré sur lequel la vie pouvait se développer et sans lequel seul un chaos abscons et déliquescent existerait.