Cela faisait plusieurs jours que je marchais dans l’infrA. Je n’avais d’autre but que d’explorer, notant soigneusement sur ma carte les zones où je passais. Il y avait suffisamment de sources sur ma route pour que je ne manque jamais d’eau ; mon sac contenait des rations déshydratées en quantité, dont je me passais chaque fois que je pouvais en piochant dans la flore souterraine ou en chassant quelques animaux.
Les gens croient que l’infrA est vide, sans vie. Il n’en est rien. Il n’y a pas que pour les merveilles des siècles passés que l’exploration des boyaux du Khanat est intéressante. C’est un monde d’une richesse particulière, sublime. La faune, la flore, les strates de l’histoire qui s’empilent, les différences d’un lieu à l’autre, parfois la rencontre d’une peuplade perdue… Chaque fois que je pouvais m’éloigner des contraintes administratives de la guilde des Explorateurs, c’est dans l’infrA que j’allais me perdre. Bien sûr, les explorations dans les contrées sauvages de Culno étaient aussi intéressantes ; mais je laissais ça à mes collègues avides de grands espaces.
Au sein du Royaume, j’étais comme dans une matrice accueillante. C’était ici chez moi ; je ne craignais pas les longues dents des grungard ou la morsure des klumpi. Je me contentais d’éviter de les ennuyer sur leurs territoires de chasse et eux me laissaient en paix.
Puis, au détour d’un rocher, la lumière crut soudain.
Mes yeux mirent un moment à s’accoutumer à cet éclat surprenant dans l’infrA. J’étais dans un lieu vraiment profond, la lumière du jour n’aurait pas du arriver jusque là.
Mais, par une faille dans le plafond de la caverne immense sur laquelle je venais de déboucher, elle amenait le soleil jusqu’ici.
Autour de ce rayon tombé comme un miracle, la végétation habituelle des profondeurs avait viré au vert chlorophylle. Un tapis de fleurs rouge et bleu poussant au milieu de la mousse couvrait une grande dalle de pierre inclinée. L’eau qui gouttait des parois tombait dans une mare entourant cette stèle titanesque.
Je m’approchais à pas prudent. L’espace ici était immense. L’écho de l’eau résonnait comme une musique liquide. C’était une oasis de verdure et de lumière, un étrange aperçu du monde de la surface. L’ambiance était sereine, irréelle. Je me rendis compte que je retenais mon souffle depuis quelques instants.
Mon soupir fit fuir une petite créature qui était cachée sur les bords de l’îlot. Éblouie par la lumière, je n’avais pas eu le temps de bien distinguer ce dont il s’agissait. Je m’approchais sans hâte. La région devait être giboyeuse. C’était un lieu intéressant, peut-être même qu’il y avait ici des ressources exploitables…
J’observais les ruines dans lesquelles j’évoluais. Mangées par la végétation, elles étaient difficiles à cerner, mais j’avais une longue habitude de ces endroits. C’était visiblement très, très vieux. La région avait dû être habitée des Éons auparavant.
Je m’accroupis pour examiner le tapis de fleurs. Elles avaient des formes étranges que je n’avais encore jamais vues nulle part. Était-ce des graines tombées de la faille qui avaient germé ici ? Ou bien au fils des siècles, la flore des profondeurs qui avait évolué ?
Je relevais le regard pour croiser le regard d’un boidal.
Du moins, il ressemblait vaguement à un boidal. Autant que je ressemble à un Automate. Sa trompe était bien plus longue et son corps avait des couleurs surprenantes ; mais c’est surtout le troisième œil, au milieu des deux autres, chacun d’une couleur différente, qui me fit sursauter et pousser un grand cri. La créature se sauva, effrayée par mon cri. Quant à moi, je luttais pour calmer les battements de mon cœur.
Mais qu’est-ce qu’était cette chose ?
Je me mis à explorer la zone avec prudence. Je n’étais pas sûre que ce mutant soit le seul.
Et tandis que j’avançais, je comprenais que la zone avait dû être frappée par un cataclysme d’une ampleur phénoménale. Il y avait eu une ville ici, autrefois. Mais les bâtiments étaient brisés, les statues jetées au sol. La végétation avait tout recouvert. Cette végétation que j’avais d’abord trouvé fascinante m’emplissait à présent de dégoût, elle semblait suppurer des failles de la pierre, gluante et molle, agitée d’un vent invisible.
J’aperçus d’autres créatures déformées, grotesques parodies des animaux des profondeurs. Je frissonnais à présent ; mais il était de mon devoir de continuer. Si c’était ce que je supposais…
Je dépassais une convulsion du terrain, et au creux du cratère que je surplombais, je vis ce que j’avais craint de trouver. Des bulles bleues d’un plasma dérangeant s’échappaient du sol ; autour, des vrilles végétales se tordaient comme des tentacules, comme si elles tentaient de fuir ce qui sortait du sol. Des formes géométriques improbables sortaient de la Source, des hérésies au bon sens. Et je commençais à percevoir cette sourde vibration, ce chant arythmique, désagréable, stridulant. On m’avait déjà parlé du chant des Fenra ; c’était la première fois que je l’entendais et je considérais que le mot “chant” était une insulte à la musique. Mon kom, silencieux depuis de nombreux jours, grésillait de voix fantômes. Je fis le geste de l’éteindre, avant de me rendre compte qu’il n’était pas allumé.
Reculant pas à pas, glacée d’effroi, je quittais la zone, veillant à ne rien déranger, à ne surtout pas attirer l’attention de ce qu’on sentait de l’autre côté du Voile de la Réalité.
Puis je me mis à courir aussi vite que possible pour retrouver la civilisation. Il fallait fermer ce Fenra aussi vite que possible : c’était visiblement une source très ancienne, prête à déclencher de nouveau un lot de catastrophes.