Je deviens paranoïaque. Je ne sais plus à qui je peux parler. Je ne sais même pas qui va lire cette note ; ou si quelqu'un pourrait la lire, même si je la brûle.
Je crains d'échouer dans la tâche que les Puissances m'ont confié, justement parce qu'elles se sont penchées sur mon destin. J'accomplissais mon œuvre avec dévouement tant que cette pression n'était pas sur mes épaules, mais à présent j'ai peur d'échouer, de les décevoir, et je n'avance plus. Plus encore, je tremble de l'impact de mes travaux sur le Khanat, même si j'ai toute confiance en Leur capacité à juger le risque.
Pavdei dernier, j'ai été reçu en audience privé par le Khan lui-même. Je me suis retrouvé dans une pièce pas si grande que ça, vu qui était là. Moi. En face de moi, le Khan, sans la foule de courtisanes, sans même un seul garde. Et derrière moi, encadrant la porte par où j'étais entré et par où j'aurais pu peut-être fuir, la Reine Rouge et Bonpha.
Je n'ai pas pu dire un mot. En fait, j'ai dû oublier de respirer, ce qui explique en partie que je sois tombé dans les klums. Je ne suis pas fier de cela. J'étais sensé présenter mon projet en détail au Khan, comme je l'avais déjà expliqué aux deux autres Puissances. Seulement, les deux fois précédentes, si je n'étais déjà pas bien vaillant, je n'avais qu'une seule Puissance en face de moi.
Pas trois, m'encadrant comme un insecte perdu dans un jeu de slan.
Je n'ai aucun souvenir de la suite de la soirée. J'aimerais croire que c'est parce que ma mémoire a été effacée, ce qui pourrait au moins me faire du bien à l'ego, mais je crois surtout que je suis resté inconscient et que des servantes quelconques ont dû me poser chez moi. Je me suis réveillé reldei dans mon lit, encore habillé de ma tenue de cérémonie.
Je devrais vraiment investir dans une tenue plus adaptée à la Cour. Cet habit allait bien tant que je n'avais que des professeures à rencontrer, mais il ne m'a été d'aucune aide lors de cette entrevue lamentable.
Parfois, j'aimerais retourner au Promontoire, aux jours sans fin qui s'y écoulaient. J'essaie de me convaincre que la vie était plus simple alors. C'est une illusion dont je me berce, mes souvenirs sont douloureusement gravés des évènements qui ont émaillés ma vie là-bas.
Si je fuyais à présent, que se passerait-il ? Est-ce que je serais poursuivi ? Ou bien me laisseraient-Elles retourner à l'Oubli ?
Même maintenant, même avec cette pression terrible sur mes épaules, je ne peux pas envisager l'Oubli sereinement. Je me suis accroché à la vie au fil des siècles et je ne peux pas envisager de renoncer. Il me faut donc réussir, quoi qu'il m'en coûte. Quoi que j'apprenne.
Ô Puissances, j'ai toujours voulu être un bon ra. J'ai cherché à servir loyalement, mais je n'ai jamais demandé à arpenter ces chemins…
Je me demande ce qu'est devenu Pa, ainsi que celles et ceux qui avaient décidé de rester au Promontoire. Je n'ai jamais entendu parler d'eux, depuis mon départ.
Quelque part, c'est là-bas que tout a commencé. Entre les feulements des njébé voraces et l'air si pur des montagnes qu'on finissait par s'y asphyxier. Là-bas, où les bancs de Brumes ramenaient d'étranges choses sur leurs rivages. D'étranges ra, aussi. Lorsque je suis parti, je n'avais pas imaginé combien le Khanat pouvait être différent de la contrée où j'avais grandi. Est-ce que Pa serait fier de moi, s'il voyait où je suis à présent ? J'aimerais le croire… mais j'ai un doute. Ce qui satisfaisait Pa avait peu à voir avec le Khanat, si l'on excepte son travail auprès des Oublieux qui s'échouaient dans cette région cruelle.
Je tergiverse et tente de trouver des échappatoires à mon œuvre, inquiet de voir son échec. Ramener ces vieux souvenirs ne m'aidera pas vraiment à faire face à ma prochaine entrevue.