J'espère que ma lettre arrivera aux bonnes personnes. Même si je le redoute aussi.
Mon nom est Dilcma O'Liri Polkur'i. Je me suis retrouvé mêlé, bien malgré moi, dans quelque chose qui me dépasse.
Je suis un bon ra. Du moins, j'essaie de l'être. Je respecte le Khan et le Khanat et n'envisage pas de mettre en cause l'ordre qui est actuellement en place. Je suis heureux de vivre dans cette société et je ne désire pas la transformer.
Néanmoins, la nature de mes travaux peut soulever des questions. Je suis bien conscient des dérives possibles. C'est pourquoi je ne communique pas énormément sur mes recherches et mes hypothèses. Il ne s'agit pas du désir de cacher et de faire des secrets, mais de l'inquiétude de ce que de telles idées pourraient faire sur le Khanat avant d'avoir été soigneusement étudiées et paramétrées. Je suis parfaitement conscient des risques liés à mes recherches ; j'ai accepté de prendre ce risque car je crois sincèrement que cela peut amener aussi beaucoup de bien au Khanat, amener les ra à plus de Symbiose.
J'aurais aimé avoir plus de temps pour finaliser mes recherches et ainsi vous les présenter dans les meilleures conditions possibles. Cependant, des évènements récents m'obligent à vous contacter. Bien trop tôt à mon goût, et je crains votre jugement ; j'ai cependant juré de servir loyalement le Khan et le Khanat lors de ma cérémonie de citoyenneté, et ce n'était pas des paroles en l'air à mes yeux. Je suis prêt à prendre le risque de me sacrifier, et à sacrifier mon travail, plutôt que de me hasarder à voir certaines hérésies se répandre.
Je suis connu dans l'Infra comme étant un passionné des divers langages. J'ai passé ces dernières années à établir les divergences entre les langues parlées par les ra, qu'il s'agisse de quelques mots vernaculaires ou propres à un groupe social, ou d'une langue plus structurée, possédant sa propre grammaire. Mon ambition première était de comprendre comment la langue sacrée se retrouvait dénaturée afin de contrer ces déformations parfois si prononcées que le lien avec le lojban devient délicat à saisir. J'étais certain qu'en comprenant la logique de ces langues dérivées, je trouverais comment faire pour que chaque ra puisse apprendre et parler correctement la langue sacrée. À un moment, j'ai compris que le problème ne se résoudrait pas simplement par les cours des jbovelcli, et j'ai commencé à travailler sur une solution différente… mais je m'égare. J'aurais probablement tout le temps de vous proposer ma solution à un moment ou un autre ; bien que peu aboutie, il me semble évident que j'aurais bientôt l'occasion de la présenter.
Malgré le fait que je communique peu sur la nature de mes travaux, j'ai régulièrement besoin de certaines informations détenues par des collègues ou d'autres ra, si bien qu'une certaine réputation a fini par s'attacher à moi, à mon grand regret. C'est probablement à cause de cette réputation qu'Ili Mar'i s'est présentée à moi. Elle m'a contacté en me demandant de l'aide pour traduire d'antiques textes écrits en fasybau ; ayant une bonne maîtrise de cette langue, j'ai donc accepté.
Les textes en question semblaient être une fiction étrange, où des ra évoluaient dans un Khanat surprenant. Je me suis d'abord demandé s'il s'agissait d'un récit venant d'un éon très lointain, le fasybau étant probablement un des plus anciens patois qu'on puisse trouver ; il y avait cependant tant de dissonances que j'ai fini par pencher pour l'hypothèse d'une fiction. Par exemple, le texte faisait régulièrement référence à la mort d'autres ra ; cependant ces évènements semblaient plonger les ra restants dans une affliction étrange, ou des plans absurdes, jusqu'à ce qu'on comprenne que l'autrice avait imaginé un monde où les ra ne revivifiaient pas ! Comme si elles étaient des animaux ! C'était là l'une des bizarreries les plus flagrantes, amenant les personnages à des actions qui auraient été incongrues sans cela, mais qui prenaient peu à peu du sens dans ce monde aux règles différentes.
Ili Mar'i m'amenait régulièrement d'autres textes du même corpus à traduire. Je dis qu'ils étaient du même corpus, car ils étaient écrits avec le même vélin et la même encre, mais il y avait visiblement plusieurs autrices qui avaient participé à l'écriture de cette fantaisie, bien qu'aucun texte ne soit signé. Tous ces textes formaient le récit d'un temps dans ce monde étrange. Nombre de mots n'avaient aucun sens, se référant visiblement à des parures ou même à des animaux inventés pour l'occasion. Il nous fallait deviner ce que cela pouvait être.
Je le confesse à ma grand honte, j'ai pris plaisir à échanger avec Ili sur ces fantasmagories ; à envisager ce que pouvait être un monde où la mort des ra était définitive et les terribles implications qui en découleraient. Les textes présentaient un univers barbare et sanglant, où la douleur semblait secondaire, ce qui est assez logique si la mort suffisait à en délivrer les ra… La structure de la communauté elle-même s'en trouvait chamboulée. Plus j'en lisais, et plus j'en venais à voir les personnages comme des animaux ayant fait société, plutôt que comme des ra. La capacité à rêver, à imaginer leur monde, ne semblait jamais avoir la moindre importance. Elles avaient quelques éléments de civilisation aussi, dont un “roi” (c'est le nom donné dans le texte), au rôle proche de celui du Khan. Le roi n'était qu'un animal comme les autres, mais issu d'une lignée favorisée par le destin et capable d'entendre la voix de “Dieu”. Faut-il y voir un parallèle avec la voix du Khanat ? C'était probablement un premier élément d'hérésie : le mot fasybau “dieu” était utilisé, mais il n'était clairement pas associé aux petites entités chicaneuses que nous connaissons ; ici ce “dieu” était une sorte d'ordre moral supérieur tout autant qu'une présence omnispatiale, ce qui était bien plus proche de la notion de Khanat.
Jusque là, il ne s'agissait à mes yeux que de fiction. Avec quelques éléments dérangeants, certes, mais ces textes m'étaient aussi précieux dans mon étude des langues, étant écrits dans un fasybau assez archaïque. Ils me permettaient de mieux retracer l'origine de cette langue, même si cela ne semblait pas me rapprocher du lojban.
Puis Ili m'a amené la suite, et elle était plus que dérangeante.
Elle racontait comment chacune des protagonistes que nous avions suivies jusque là se trouvait mêlée à un évènement effroyable baptisé “Révolution”, où la population se soulevait contre son roi. Chacune se trouvait partie prenante dans cette révolution : parfois manipulée, parfois manipulatrice, du côté du roi ou non. Dans la ville à feu et à sang, suite à des péripéties aussi improbables que le reste de l'histoire, elles se retrouvaient à fuir dans des souterrains abandonnés, dont la légende de labyrinthe aurait dû les effrayer. Mais voilà, elles avaient leur “vie” à sauver (puisque la mort ne serait pas suivie d'un réveil).
Cette révolution était un concept assez désagréable, mais ce n'était rien par rapport à ce qui suivait.
Perdues dans ce labyrinthe sous la ville, ces animaux se mettaient soudain à se “souvenir” d'une autre vie. Similaires aux résurgences que les Oublieux peuvent avoir, des fragments d'une autre époque se présentaient à eux, se mêlant à leur personnalité, faisant émerger un nouvel être. Elles se souvenaient soudain… d'être des ra. Elles se souvenaient du Khanat. Non pas la version fictionnelle, mais le nôtre ! Notre éon ! L'histoire se terminait au moment où chaque ra se réveillait…
Comme si cette histoire ne suffisait pas, Ili a ensuite osé affirmé que ce n'était pas une fiction. Qu'il s'agissait de vrais souvenirs de ra, qu'elles avaient notés, avant d'Oublier de façon plus définitive.
Je n'ai rien dit. J'étais intérieurement glacé, mais je ne voulais pas l'alerter. Cette ra est dangereuse. Je suis certain à présent qu'elle m'a présenté ces textes à dessein, afin de m'amener à servir je ne sais quelle pensée hérétique. Mais je ne suis pas ce genre de ra. Dès son départ, j'ai pris le temps de vous écrire. J'irais poster cette lettre à la Bouche dès qu'elle sera finie, espérant qu'elle vous trouvera, comme on le murmure. J'espère que vous aurez de la pitié pour moi, et me permettrez de continuer mon travail.
Comme je vous le disais, mon but, celui auquel je consacre tout mon travail ces dernières années, est de permettre à toutes les ra de servir loyalement le Khanat, et cela passe à mon avis par le langage. Les langues que nous parlons structurent notre pensée, et la langue sacrée l'élève et rend nos rêves plus précis, nous permettant une véritable communion avec le Khanat. C'est ce que nous enseignent les jbovelci et c'est ce que je crois aussi. Cette aventure en est une brillante démonstration : il fallait du fasybau pour imaginer une “révolution” contre un “roi”. Ces deux termes seuls sont chargés d'une connotation particulière en fasybau, bien différente de ce que peut donner le lojban. Je travaille sur une piste qui me semble viable pour contrer la diffusion de ces patois barbares. Ce travail est loin d'être abouti et j'espère que vous me permettrez de le continuer. J'implore votre clémence, mais je m'en remets à votre décision, pour le bien du Khanat.
Respectueusement, Dilcma O'Liri Polkur'i
Lettre retrouvée dans les archives de la Police des Rêves, Section 46-B.