J'étais jeune alors, arrivée il y a peu dans la Ville. J'avais suivi un Ra qui adorait les combats et qui chaque fin de semaine se ruait dans la sciure de l'Arène pour montrer qu'il était le plus fort. Il ne l'était pas, mais il se battait avec conviction et j'étais sous le charme de la passion qui l'habitait. Il avait fini par me convaincre de le rejoindre dans la poussière, d'échanger des coups pour la gloire de l'Empire.
Puis il y avait eu une proclamation officielle, relayée par tous les Minarets : un fenra avait été découvert dans la région de la Montagne d'Ambre et tous les combattants étaient appelés à donner leur souffrance pour l'Empire. J'étais débutante en gladiature, mais je maîtrisais depuis longtemps le combat de rue et je pensais pouvoir me sortir sans peine de ce combat. Je n'avais pas bien compris alors que ce qu'on offrait était sa Douleur, qu'il n'était pas question de se battre pour gagner contre l'équipe d'en face, mais pour prouver que les rats gardaient le contrôle du monde.
Comment s'appelait mon compagnon ? Son nom se perdait dans les brumes de ma mémoire. Tariel, Tamiril ? Quelque chose comme ça. C'était un Urbaniste basané, qui depuis quelque temps s'interrogeait à rejoindre la caste des Interfacés. Mais pour être un champion de l'Arène, mieux valait être aussi proche de la symbiose que possible : les castes des Créateurs, des Urbanistes et des Implantés étaient les mieux représentées.
Nous avions donc rejoint l'équipe de lakne, plus en rapport avec nos hésitations du moment. Et puis le chef d'équipe était un de nos grand favoris du moment, un Champion invincible. Nous étions fiers de porter les couleurs de notre bel uniforme. Bleus liserés de jaune, les armes scintillants dans la lumière des soleils, tandis qu'en face l'équipe zbasu était prête aussi, féroce en rouge et jaune. De chaque côté les chants de guerre retentissaient, créant une joyeuse cacophonie appuyée par les armes claquées contre les boucliers.
Le Khan était là, présidant la séance. C'était la première fois que je le voyais. Il me semblait immensément grand : il faut dire qu'il était monté sur un trône mobile absolument gigantesque, dans une grande robe sombre brodée des symboles de la langue sacrée, sa couronne attrapant et reflétant les rayons de lumière, tandis qu'un masque recouvrait ses traits, un masque à nul autre pareil, allongé et finement travaillé de milles arabesques d'or et d'argent censé représenter la façon dont lakne et zbasu, les deux énergies de notre monde, s'entrelaçaient, fusionnaient et se déchiraient dans le Khanat. Il leva le bras, donnant le signal du combat, son geste repris par un concert assourdissant de trompette.
Les deux équipes se précipitèrent l'une contre l'une. Le premier choc me propulsa en arrière et je retombais lourdement dans la poussière. Nous nous battions sur la terre sacrée d'un fenra et je sentais sous moi la terre comme vivante, écoutant les râles de souffrance de mes compagnons et se gorgeant de leur sang. Je me relevais, repartis au combat.
J'étais bien trop inexpérimentée et surtout trop imprégnée du combat de rue, où le but est de se débarrasser de son ennemi le plus vite possible. Tamiril finit par m'assomer d'un coup sur le casque :
– Arrête de tuer les gens, contente-toi de les estropier ! Nous n'en sortirons jamais sinon !
Puis je tombais face à Elle. Je ne savais pas qu'elle participait aussi au combat : ce fut un choc de la voir face à moi, sa tenue rouge déjà parsemée de sang. Nous échangeâmes un regard féroce. Pourtant je lisais dans son regard le même doute que moi : arriverions nous à nous blesser, alors que nous nous connaissions si bien ?
Dans un geste à la fois ferme et tendre, elle leva son épée et m'effleura le cou, une simple coupure réalisée avec la grâce qui la caractérisait. Je ne bougeais pas, acceptant la déclaration avec courage, bien qu'au fond de moi je ne désirais alors qu'une chose : fuir loin de cette folie, loin de la souffrance et surtout ne pas la blesser, elle. Mais pour nous, je devais lui faire honneur.
Je levais à mon tour mon épée et d'un geste vif et précis, traçais une ligne sombre sur sa joue. Elle me sourit, et il fallait bien la connaître pour savoir que dans ce sourire il y avait autant de jeu que de frayeur, de la férocité mais aussi de l'amour. C'est à ce moment seulement que nous nous mîmes à nous battre réellement, l'une contre l'autre, exécutant un ballet à la chorégraphie parfaite et sanguinaire. Cette fois, je ne reculais pas devant la douleur qui m'assaillait à chacun de ses coups. Douleur physique mais surtout morale : se faire blesser par elle était le plus dur… non, le plus douloureux était de la blesser à mon tour. Mais ne pas le faire aurait voulu dire laisser un autre le faire. Cela m'était insupportable.
Nous évoluions dans une parfaite symétrie, chacun de nos coups trouvant son écho dans la danse de l'autre, les larmes ruisselant de la même manière sur nos joues. Nous ne cherchions pas à évitez les coups, nous nous appliquions seulement à les donner avec la même exactitude, ni trop, ni trop peu, permettant au combat de durer aussi longtemps que possible. Alors que jusqu'à ce jour, aucune de nous n'avait vraiment compris ce qu'était l'Honneur, durant ce combat nous l'appliquâmes de la plus rigoureuse des manières.
C'est vrai qu'on ne combat bien que les adversaires que nous aimons profondément. Quoi que ma relation avec elle ait toujours été plus complexe qu'un simple amour : nous étions trop différentes, et cela nous attirait autant que cela nous éloignait.
A un moment la retraite sonna. La Source était stabilisée, lakne et zbasu avaient eu leur tribu de peur et étaient apaisés, un nouvel équilibre s'était mis en place. Nous nous sommes regardées, comme émergeant d'un rêve. Nos beaux habits de lumière n'étaient plus que lambeau, le sang recouvrait nos blessures. Aucune de nous ne voulait s'incliner, bien que nous étions chacune à deux doigts de tomber. C'est quand Tamiril me prit doucement dans ses bras que je m'évanouis enfin, terrassée. Des compagnons de son équipe prenaient soin d'elle aussi.
Mon ami me chuchota, tandis que je rejoignais le royaume de l'inconscience :
– C'était magnifique. Vraiment extraordinaire. Tu es faite pour ça…
Plus tard, une grande fête fut donnée au Palais. Le faste y était éblouissant. Pour une petite campagnarde comme moi, se retrouver ainsi le temps d'une soirée au cœur de l'empire… c'était extraordinaire. Mais malgré ce succès et les honneurs que je reçus à la suite de cette bataille, jamais je ne refit un combat de Source. Ce qui se passa ce soir là changea en effet la trajectoire de ma vie à jamais, mais pas comme les Gladiateurs pouvaient le concevoir.