Courtoisie fut le point de départ de cette quête, qui devait se révéler aussi épique que stupide.
J'étais à Va'itu'a pour une de ces innombrables réceptions que donnait la Cour en l'honneur des héroïnes du Khanat. Quiconque a eu une fois l'occasion d'assister à une de ces fêtes en garde un souvenir impérissable de faste et de démesure, bien loin du quotidien fort simple de la plupart des ra. Quiconque a l'occasion d'assister à ces galas régulièrement en garde l'effroi secret du nid de vidvoi et l'ennui du déjà vu. Cela faisait déjà quelque temps que je me rangeais dans le second groupe, et j'étais à ce moment de la vie où l'on hésite entre laisser peu à peu l'Oubli recouvrir nos souvenirs ou se lancer dans des entreprises un peu trop audacieuses. C'est dans cette période de doute que la Reine Rouge décida de se montrer à l'une de ces réceptions de Va'itu'a, un soir où j'étais aussi présent.
C'était la première fois que je croisais sa route. N'ayant guère de goût pour la magie ou les intrigues de Cour, je n'avais jamais eu l'occasion de la voir directement, et j'en connaissais ce que tout le monde en sait : un être hors du commun, peut-être un peu plus qu'une ra, dont les caprices pouvaient influencer la trame du Khanat, qu'elle servait cependant avec dévotion.
L'apparition ce soir-là se situait sur un autre plan, qui n'était pas que spirituel. À son arrivée, un grand silence se fit. Précédée de ses Cartes, les mages du plus haut niveau qui constituent sa garde ou sa cour, elle pénétra dans la salle d'une allure royale. Un peu plus grande que la majorité des ra, sa robe couleur grenat virevoltait contre ses chevilles, tandis que sa longue chevelure de flamme dansait dans le creux de ses reins, comme animée d'une vie propre. Son masque d'or et de rubis laissait juste apparaître une bouche purpurine aux lèvres pulpeuses et ses longs ongles écarlates étaient comme des griffes de sang sur le manche de sa hache, qu'elle tenait sur son épaule. Je n'aurais su dire si elle était tcara ou ucikara : des premières, elle tenait la silhouette élancée et la blancheur d'albâtre de la peau, des secondes les rondeurs voluptueuses et la démarche ondoyante. L'ensemble produisait un effet extraordinaire, renforcé par la présence extraordinaire qui émanait d'elle. Cela, plus que tout le reste, contribuait à l'impact que sa présence avait sur la salle ; j'avais beau être à une certaine distance, je sentais le poids vertigineux de son aura. Je me sentais parcouru d'un feu invisible, incapable de détacher mes yeux d'elle, et si, à ce moment, elle m'avait donné un ordre stupide, je l'aurais accompli avec célérité et gratitude. Je finis par rompre le charme dans lequel elle me tenait, de même que les autres personnes autour de moi, et nous avons tenté de reprendre nos conversations, essayant de retrouver l'air blasé de mise à la Cour. Les courtisanes les plus aguerries se reprirent plus rapidement et la fête reprit comme à l'ordinaire ; pourtant la présence de la Reine apportait une note nouvelle à la soirée, qui nous électrisait tous et nous donnait envie d'en rajouter dans les rires et les vantardises.
De temps à autre, je glissais un regard dans sa direction, évitant soigneusement de croiser son regard flamboyant. Moi qui croyais avoir vu tout ce qu'il y avait à voir dans le Khanat, je prenais soudain conscience de ma jeunesse et de ma suffisance. Hypnotisé comme un papillon devant une flamme, je rêvais de percer les mystères de cet être et de celles de son genre. La rencontre avec la Reine Rouge réveillait en moi une insatisfaction primordiale, une incomplétude que je croyais comblée depuis ma rencontre avec le Khan, quelques jeftu plus tôt. Je brûlais d'explorer, de savoir, de comprendre.
Au cours de ces regards dérobés, mon intérêt se détacha peu à peu de la Reine pour aller à sa hache. Bien que d'une taille impressionnante, elle la portait comme si elle était aussi légère qu'une plume. La base de l'arme était dans un métal sombre, presque noir, aux curieux reflets bleutés, sur lequel étaient gravés des arabesques et ce qui semblait être des mots, lesquels étaient mis en relief par de l'or et du cuivre parcouru de reflets rutilants. Plus je la regardais et plus je ressentais une épouvante intérieure, saisie de la croyance absurde que cette hache n'était pas complètement de ce monde. Idée aberrante s'il en est, mais que je devais valider plus tard en découvrant des récits d'individus perdus dans le monde des Rêves et qui avaient pu admirer les mérites de l'arme.
Cela me frappa alors comme une évidence. Que savait-on réellement de Courtoisie, la hache de la Reine Rouge ? D'où venait son nom ? Cette arme était-elle la seule de son genre ? Fébrilement, je consultais la base de données dans mon kom. L'article de l'UM1 était fort léger et n'indiquait même pas les légendes que j'avais pu entendre sur l'arme. Ma quête m'apparut alors dans toute son ampleur : je collecterais désormais le savoir sur les armes légendaires, et j'irais trouver ces dernières afin de pouvoir en donner une représentation précise et complète.
Oubliant les personnes avec qui j'étais venu ce soir-là, je quittais la réception, me rendant directement à la Grande Bibliothèque, où je passais plusieurs jours en oubliant presque de me nourrir et de manger.