Pour la première fois de sa mémoire, l’apprenti contemplait la Mer des Brumes.
Il avait déjà vu les Brumes ailleurs, bien sûr. Et il avait souvent entendu parler de la Mer.
On lui avait dit les reflets changeants, les mouvements paresseux mais implacables, les lents remous et les tourbillons profonds, les flux et les reflux, les brusques envolées et les écharpes comme égarées au ras du sol, l’immensité sous le ciel et les écueils qui en dépassaient parfois, les épaves échouées et les rêves qui s’y perdaient …
Il avait même vu, pendant sa période à l’InfrAcadémie, des images de Fen’is Taer. L’île légendaire au bout du Khanat. Le poste de garde le plus avancé des ra faces aux Brumes.
Mais rien de tout cela ne pouvait donner la pleine mesure de la Mer des Brumes.
Et le ra qui s’était avancé jusqu’à la bouche du canyon fixait l’étendue au pied des falaises, comme un autre ciel sous les nuages.
Il était trop bas pour vraiment discerner les flux dans la masse. Il aurait fallu pour cela qu’il soit là-haut, au sommet du canyon. Mais il voyait quand même les mouvements à la limite.
Au bout d’un moment, il réalisa que la Mer refluait : elle s’éloignait des falaises, découvrant à leur pied une grève irrégulière, de sable, de graviers, de cailloux, de rocs, et de blocs de toutes tailles.
Et dans ce chaos minéral, on distinguait, contre toute attente, des taches de couleur. Des plantes.
Impossible de dire, à première vue, si elles avaient été abandonnées là par le reflux, ou si elles s’étaient ancrées sur la plage et résistaient aux marées, ré-émergeant à chaque retrait des Brumes.
L’ucikara s’avança prudemment le long des falaises. Il avait été, très fortement, mis en garde contre le piège que les murs abrupts représentaient en cas de retour rapide de la Mer.
Il garda donc un œil sur les mouvements paresseux, et pour l’instant quasi incolores, des Brumes, en se penchant pour étudier les plantes.
Il n’en avait jamais vues de semblables, mais elles étaient visiblement ancrées à la plage.
Pour certaines, la notion d’ancrage était même renforcée par le fait que ce qui ressemblait à une plante plus ou moins “normale” poussait au bout d’une longueur parfois impressionnante de racines, elles-mêmes enroulées autour, voire dans les fissures, de blocs de taille non négligeable.
Le ra observa à nouveau la Mer qui s’éloignait, cherchant à discerner d’éventuelles formes flottant dans ses remous. Mais même incolores, les Brumes gardèrent leur secret, et il continua donc sa progression.
Ces plantes, aussi fascinantes soient-elles, n’étaient pas le but de sa présence en ces lieux.
Tout en continuant d’avancer, l’apprenti se sentait de plus en plus mal à l’aise. Certes, la Mer reculait. Mais il s’éloignait aussi de plus en plus de l’abri relatif procuré par la bouche du canyon.
Il finit par s’arrêter, incertain.
Les Brumes s’était suffisamment retirées pour qu’il devienne difficile d’estimer leur direction. Il les fixa un long moment, essayant d’estimer la quantité de côte dégagée, et si celle-ci diminuait ou non.
A la recherche de points de repère, il finit par repérer une forme étrange. Peut-être à mi-distance entre la falaise et la ligne mouvante.
Il jaugea une dernière fois la distance, repéra bien l’entrée du canyon, puis il se précipita vers la forme aussi vite qu’il le pouvait.
Les Brumes semblèrent frémir, mais peut-être n’était-ce qu’une impression causée par l’effort.
Arrivé devant l’objet, il resta stupéfait par sa complexité : il n’aurait pas été surpris si on lui avait dit que la Crypte contenait ce genre de choses. Long comme son bras, moitié moins large, et épais d’une main, il ressemblait vaguement à un cercle au bout d’un bâton. Un cercle et un bâton sur lesquels auraient poussé des centaines de petites pattes régulières. Soudain inquiet d’un possible retour de la marée, il le dégagea rapidement – il lui suffit de tirer un peu dessus – et se retourna pour filer aussi vite que ses jambes le lui permettaient.
Il chercha la bouche du canyon et finit par la repérer. Bien plus loin qu’il ne l’avait pensé.
Il prit néanmoins cette direction à toute vitesse. De toutes façons, les autres options se résumaient à la Mer ou aux falaises abruptes, et aucune n’était satisfaisante.
Il courait de toutes ses forces, mais son butin l’encombrait. Plusieurs fois, il trébucha, et ne reprit sa course qu’au prix d’un effort désespéré.
Il n’osait pas se retourner pour voir la réaction des Brumes à son larcin. Il se concentrait sur son but. Espérant de toutes ses forces réussir à atteindre le canyon sans être rattrapé.
Quand il y parvint enfin, il continua sur sa lancée jusqu’au coude de la falaise.
Haletant, épuisé, il se retourna enfin, n’osant croire qu’il avait survécu.
La Mer était là où il l’avait laissée. Peut-être même un peu plus loin.
Il regarda l’objet qu’il avait ramassé. Doutant de sa réalité. Se demandant s’il n’avait pas rêvé l’avoir pris. Mais la forme étrange était là, bien tangible sous son bras.
Il le contempla encore un moment, se demandant ce qui avait bien pu lui prendre de ramasser ce truc qui n’était pas ce pour quoi il était venu. Et de s’enfuir ensuite comme un branaz paniqué.
Il finit par se laisser glisser contre un bloc, terrassé par les fatigues du voyage et ces dernières émotions, et par s’endormir.
Serrant contre lui l’objet aux innombrables pattes minuscules.