L’ucikara avançait lentement dans la vallée, serpentant dans la neige entre les énormes blocs de pierre qui avaient roulé des falaises environnantes.
Il lui avait fallu plusieurs jours avant de trouver un chemin pour rejoindre le fond de ce que, sur d’autres mondes, on aurait appelé un canyon. Et encore, “chemin” était une description optimiste. Il s’agissait plutôt d’un endroit où les parois étaient peut-être un peu moins abruptes, où d’étroits paliers pouvaient arrêter la chute avant que la hauteur ne devienne mortelle, où les ponts de neige tenaient juste assez longtemps avant de s’effondrer dans l’abîme en contrebas. Le jeune ra ne pourrait pas rentrer par là.
Mais pour l’instant, le retour était de toutes façons exclu : pas question de faire demi-tour avant d’avoir atteint son objectif. Pour une fois, le vieux chaman avait été clair quant à ce qu’il devait faire… Même si ses indications de direction avaient été aussi désespérément vagues que d’habitude.
Et l’apprenti avait donc quitté son clan et pris la direction, grossièrement, de la Mer des Brumes.
En plein hiver.
A travers les Monts de Givre.
La descente n’avait été que la dernière épreuve en date, et il guettait avec une certaine appréhension l’apparition de la suivante.
Il avait emmené tout un stock de viande séchée, et de puissantes potions qui l’aidaient à lutter contre le froid et l’absence de sommeil. Car il n’était pas question de dormir dans cette région : si le froid ne tuait pas le voyageur solitaire, les prédateurs s’en chargeraient. Et mourir signifiait devoir reprendre le trajet depuis le début. Ou pire, perdre un temps précieux à s’extraire sans dommage du Monde du Rêve.
Il avançait donc, d’un pas qu’il tentait de conserver régulier, vers la bouche du canyon. Avec l’espoir qu’il déboucherait bien au niveau de la mer des Brumes, et pas sur une nouvelle falaise.
Malgré la fatigue, physique et morale, de la longue marche dans le froid, le ra constata bientôt quelques changements encourageants.
Le plus frappant apparut lorsque le soleil parvint à percer le voile de nuage, un instant avant de plonger derrière le sommet de la falaise. Dans le rayon de lumière timide qu’il laissa tomber au fond de la vallée, les arêtes des congères scintillèrent d’une myriade d’aigrettes vertes et roses.
Puis, tandis que l’apprenti continuait sa progression dans la nuit, l’épaisseur de neige diminua lentement. Et lorsque le matin revint, pour autant que la pénombre causée par l’association des nuages et de l’ombre du canyon laissa deviner le retour du jour, elle ne se présentait plus que sous la forme d’un mince tapis.
Un mince tapis irisé, percé par endroit d’étranges sculptures de givre, dont les plus grandes lui arrivaient au genou.
Le ra continua sa route, s’obligeant à ne pas accélérer malgré ce signe sûr de la proximité des Brumes : on disait dans les Montagnes, que ces formes étaient des échos de rêve que le froid avait emprisonnés. Et qu’on ne les détruisait qu’à ses risques et périls. Il importait donc de faire attention où l’on posait les pieds, dans ces régions.
Lentement, inexorablement, le ra avançait au fond du canyon, les yeux fixés sur le terrain juste devant lui.
Et, au bout d’un temps indéterminé, la neige et les concrétions de givre disparurent complètement.
Le voyageur releva donc les yeux pour regarder au loin, et se figea, anéanti. Au bout du canyon, il ne voyait pas la mer, mais une autre falaise dressée vers le ciel. Fermant hermétiquement la route.
Il s’assit au sol, le regard fixé sur la paroi, tentant d’y discerner une fissure, un passage. Un indice. Quelque chose. N’importe quoi. La Mer des Brumes était là, toute proche. C’était elle, bien plus que la perte d’altitude, qui tenait le froid à l’écart. Elle qui avait libéré les échos de rêves qu’il avait vus plus haut. Il sentait même dans son dos les légers picotements que provoquait toujours chez lui la proximité des Brumes. Mais se retrouver bloqué, comme ça. Aussi prêt du but.
L’apprenti chaman inspira lentement, et expira tout aussi lentement. Deux fois. Puis il ferma les yeux, tentant de trouver lakne. De s’ouvrir aux champs des possibles. Avec précaution, il traça dans l’air devant lui les glyphes invisibles du sort qui lui montrerait une route, si possible la plus sûre, pour atteindre son but. Mais le sort ne sembla pas fonctionner. Tout ce qu’il obtint en retour, ce fut la confirmation que la Mer était là, devant lui, toute proche.
Abattu, le jeune ra resta un moment assis. Puis, décidant qu’il n’avait plus rien à perdre, il reprit sa route vers l’aval. Vers la falaise qui le séparait de ses espoirs.
A mesure qu’il marchait, il prit conscience que le vent s’était mis à souffler. Brises légères, sitôt perçues sitôt retombées. Mais du vent quand même. Au fond d’une vallée fermée.
Inconsciemment, il accéléra le mouvement, n’évitant de piétiner la rare végétation que par une longue habitude. Jusqu’à ce qu’il réalise.
La vallée faisait un brusque coude vers la gauche : la Mer était bien là.
Et son sort avait fonctionné : il lui avait suffi d’avancer pour trouver le chemin le plus sûr.
Le ra ralentit en voyant les mouvements de la Brume au pied des falaises. Il avait atteint la Mer.
Il était loin d’en avoir fini.