« Ah, Kirun ! Parfait ! Nous sommes donc au complet. Pouvez-vous fermer la porte, s’il vous plaît ? »
Kirun obéit, salua rapidement les autres responsables d’équipe installés dans le bureau de l’intendant, et s’assit dans le dernier siège libre. L’intendant lui servit une tasse de tcay avant de s’asseoir à son tour et de les passer en revue du regard. Tout le monde patienta poliment, même si, au fur et à mesure que le silence s’éternisait, des sourires ironiques fleurissaient sur les visages. Tout le monde attendait de voir qui craquerait et prendrait la parole en premier. Kirun ferma les yeux en sirotant sa tasse. Même si elle n’avait pas été malade elle-même, elle avait payé un lourd tribut en énergie à l’épidémie Et l’attaque contre Surle puis le départ de celui-ci n’avaient pas vraiment aidé. Elle était fatiguée de sa journée, et des précédentes, et pas vraiment d’humeur à jouer à ce petit jeu. Mais tant qu’elle faisait durer sa boisson, elle pourrait se tenir en retrait. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’ils se soient décidés avant qu’elle n’atteigne le fond du récipient.
Heureusement, l’intendant rendit leur sourire à ses subordonnés et tourna son terminal vers eux : « Je vous ai demandé de venir pour partager avec vous les chiffres de cette année. »
Toujours consciencieusement occupée à mettre le nez dans sa tasse, Kirun fronça les sourcils. C’était trop tôt. On n’avait pas encore célébré la fête de l’automne. Les récoltes n’étaient pas toutes vendues, certaines étaient même encore sur pied, dans les champs.
Tout le monde se pencha en avant pour regarder ce qu’affichait le terminal, sauf Kirun qui baissa sa tasse, mais sans bouger de sa position confortable. Elle croisa le regard de l’intendant, qui ne regardait pas les chiffres, lui, et celui-ci lui adressa un petit sourire complice. Il avait l’air sacrément content de lui.
Rin se redressa le premier : « Je ne voudrais pas avoir l’air de mettre en doute vos comptes, mais il me semble qu’on a expédié un peu plus que ça quand même. Il faudrait que je vérifie, bien sûr, mais ça ne me paraît pas énorme. »
Kirun jeta un œil rapide au terminal : difficile de voir exactement d’où elle était, mais elle avait soudain un drôle de pressentiment. Les courbes ressemblaient beaucoup à celles qu’on leur présentait tous les ans, mais… Elle ramena son regard vers l’intendant. Oui. Il était vraiment très content de lui. Même s’il faisait de son mieux pour le cacher. Elle lui adressa un petit geste du doigt dans le dos des autres. Vilain petit cachottier, semblait-elle dire.
L’œil de l’intendant brilla, mais il répondit très sérieusement à Rin : « J’ai bien conscience que nos expéditions sont en baisse par rapport à l’année dernière. L’épidémie a nettement entamé nos capacités, et ce au pire moment de la récolte. Et avec une ampleur telle, dans le kastron et au-delà, qu’il n’a pas été possible de compenser totalement nos carences en personnel avec des journaliers comme nous aurions pu le faire en temps normal, ou si la crise avait été d’une moindre dimension. »
Il marqua une pause, jaugeant l’effet de son petit discours. Rin pencha la tête, et Kirun faillit éclater de rire malgré elle. Elle faisait exactement le même geste quand elle soupçonnait quelqu’un d’essayer de la mener en bateau. Quelqu’un comme l’intendant, par exemple.
« Si vous voulez répéter votre discours pour les chefs, enregistrez-vous et regardez le krili. Qu’est-ce que vous essayez de nous dire ? Que les malades ne seront pas payés ? »
Rin avait vraiment l’air mauvais. Son équipe avait peut-être été plutôt moins touchée que d’autres, mais quand même. Lui-même avait passé plus d’un jeftu au lit, complètement abattu par la maladie, et il était loin d’être le seul. En fait, il aurait dû en passer un de plus, mais il avait refusé de rester alité. Et personne n’avait vraiment essayé non plus de l’empêcher de se lever. On avait trop eu besoin de bras. Kirun doutait qu’il s’inquiétât pour sa paye. Mais il n’était pas du genre à laisser ses équipes se faire plumer.
Ceppers fronçait aussi les sourcils, mais elle était là depuis plus longtemps que Rin, et elle préféra vérifier la réaction de la cuisinière. Celle-ci restait confortablement assise, et semblait profiter du spectacle. Si elle ne volait pas dans les plumes de l’intendant, c’est qu’elle ne s’attendait pas à du grabuge. Et elle était pire que Rin quand il s’agissait de défendre ses équipes. La responsable de la maintenance préféra donc refermer la bouche et attendre la suite. Kirun, voyant son changement d’attitude, lui adressa un clin d’œil, et Ceppers se sentit d’autant plus soulagée.
L’intendant fit un geste apaisant en direction de Rin : « Je comprends votre inquiétude, mais j’aimerais que vous me laissiez finir. »
Le responsable des expéditions ferma ostensiblement la bouche, se recula dans son siège et croisa les bras, l’air particulièrement revêche. L’intendant vérifia qu’il ne risquait plus d’être interrompu, et reprit la parole : « Néanmoins, grâce à une gestion rigoureuse du personnel et, il faut bien le dire, à l’abnégation remarquable des équipes qui ont travaillé d’arrache-pied, y compris certains qui auraient du être en train de se soigner, nous avons réussi à limiter les pertes sur les récoltes. »
Kirun vit devant elle Tianji, la responsable des champs de l’ouest, se redresser sans doute pour protester et elle lui mit un petit coup de pied sous la chaise. Sa victime se retourna, surprise, et la cuisinière fit légèrement “non” de la tête. La chef d’équipe la fixa encore un instant, puis reprit sa position première en silence.
L’intendant fit une nouvelle pause. Il s’amusait visiblement comme un petit fou. Mais cette fois-ci, personne ne broncha, attendant la suite. Il reprit donc : « D’autre part, et comme je l’ai déjà mentionné, l’ampleur de l’épidémie signifie que toutes les exploitations ont rencontré des problèmes similaires aux nôtres. Bien que les approvisionnements de Natca n’aient pas été à proprement parler menacés, les cours s’en sont ressentis et, grâce à des positionnements judicieux de votre serviteur, » – il s’inclina légèrement – « le manque à gagner sur la production a été plus que compensé par le prix de revente. »
Rin se détendit légèrement, désormais plus songeur que fâché : « Vous êtes en train de dire qu’on a été rentables malgré l’épidémie ? »
L’intendant hocha la tête : « Je ne l’aurais pas formulé ainsi, mais c’est effectivement le cas. Bien que les principales récoltes ne soient pas tout à fait terminées, et que le contenu de plusieurs silos n’ait pas encore trouvé acquéreur, nous avons déjà dégagé un bénéfice supérieur de 4,38% à celui de l’an dernier. »
La nouvelle fut accueillie avec de légers sifflements admiratifs. L’épidémie avait mis tout le monde à genoux : les malades comme les valides, puisque ces derniers avaient dû, comme l’avait fait remarquer l’intendant, compenser pour ceux terrassés par l’épidémie.
Rin sourit : « Donc vous allez payer les malades. »
L’intendant leva une main prudente : « Je n’ai pas dit ça. »
Rin se renfrogna à nouveau, et Kirun adressa un regard d’avertissement à l’intendant. S’il n’arrêtait pas ce petit jeu rapidement, la bonne nouvelle qu’il tenait visiblement – enfin, c’était visible pour elle – en réserve n’allait pas suffire à compenser. Mais il ne la vit pas. Ou il l’ignora.
« J’ai fait hier le même compte-rendu à mes supérieurs que celui que je viens de vous faire. Bien que j’aie développé un tout petit peu plus longuement et largement les différentes actions qui ont permis d’atteindre ce résultat, ainsi que le détail des montants concernés. »
Un ou deux ricanements ironiques lui répondirent. C’était probablement un doux euphémisme.
« En conséquence de quoi, et pour remercier et encourager les ra qui ont rendu ceci possible, j’ai demandé que les recettes non encore perçues soient intégralement reversées sous forme de primes au personnel. »
Il leva une main au milieu du silence stupéfait qui s’en suivit : « Je tiens à préciser tout de suite que je n’ai malheureusement pas été exaucé. Néanmoins, et après d’âpres négociations, j’ai obtenu que ce soit le cas de toutes les recettes une fois atteint un bénéfice de 10% supérieur à l’an dernier. »
Kirun pouvait presque voir les ra se mettre à calculer combien il restait à récolter dans les champs, essayer d’estimer quels silos étaient en attente d’expédition et quels autres étaient encore à vendre, se demander à combien étaient les cours à Natca…
Ceppers, qui n’avait de visibilité sur aucun de ces points, fut la première à briser le silence : « C’est bien joli mais, concrètement, on a une chance de les atteindre, les 10% ? »
Tout le monde se figea en attendant la réponse.
« D’après ces chiffres, » – l’intendant montra le terminal « c’est faisable, oui. Et ça ferait environ un à deux jours de paye de prime par ra. Une fois » – il tourna la tête pour s’adresser directement à Rin – « les malades payés pour leurs jours d’absence. »
Les responsables d’équipe s’entreregardèrent. Tout le monde avait sué sang et eau. C’était déjà très bien que ça soit reconnu, financièrement qui plus est. Mais, en même temps, ça paraissait un peu… dérisoire pour les six jeftu harassants qu’avait durés l’épidémie. Ils hésitaient sur la réaction à tenir.
Kirun, les bras croisés, continuait de fixer l’intendant en attendant la suite. Il n’aurait pas fait tout ce numéro pour deux jours de paye. Même si, multiplié par le nombre de ra de l’exploitation, ça représentait certes une belle somme. Rin finit par la remarquer, et s’essaya à un sourire forcé : « D’accord, Kirun. Qu’est ce que j’ai raté dans tout ce blabla ? »
La cuisinière ne quittait pas l’intendant des yeux. « Ce n’est pas dans le blabla. Et s’il est aussi doué que je le pense, ou qu’il le pense, ça m’étonnerait que ça puisse se trouver dans les chiffres. Vous les avez truandés de combien ? »
Tous se retournèrent vers l’intendant, stupéfaits. Celui-ci répondit d’un ton légèrement offensé « J’aimerais vraiment que vous n’utilisiez pas un vocabulaire pareil. Que va-t-on penser de moi ? »
Mais cela ne fit pas rire la cuisinière : « Ne jouez pas sur les mots avec moi. Combien ? »
L’intendant se cala dans son fauteuil et répondit d’une voix qui avait retrouvé tout son sérieux : « Ça dépendra réellement de combien se vend ce qui reste. Mais je dirais à peu près 10% de plus. »
Il posa sur son auditoire un regard qui avait valeur d’avertissement autant que de demande : « Je suppose que tout le monde sera ravi que les dernières récoltes aient tenu avec aussi peu de dégâts le temps que l’épidémie soit terminée et que nous soyons en mesure de venir les ramasser… »
Tous les présents hochèrent la tête, entérinant l’accord tacite.
Kirun regardait toujours l’intendant, vaguement inquiète quand même. 20% de plus que les bénéfices de l’année d’avant. A vue de nez, près d’une demi-saison de prime pour chacun des employés. Bien sûr, ils l’avaient gagné. Et pas qu’un peu. Mais l’intendant avait probablement fait des miracles avec la vente pour obtenir un résultat pareil.
Et il n’avait pas vraiment menti, hein. Tout ce qui était au-dessus de 10% allait en primes. Les chefs avaient donné leur accord.
Sauf qu’ils ne le verraient probablement pas de cet œil. Elle se demanda combien de temps le secret tiendrait. Combien de temps avant que quelqu’un ne mette vraiment le nez dans la chronologie des comptes.
Les ra sortirent du bureau, cachant tant bien que mal leur exultation, en attendant que la nouvelle soit officielle. Kirun les suivit lentement, passant la dernière. L’intendant la raccompagna jusqu’à la porte de son bureau et lui murmura : « Pas la peine de faire cette tête. Même si quelqu’un le découvre un jour, et j’en doute parce que je suis vraiment aussi bon que ça avec les chiffres, on me fera la morale et on me fixera des objectifs plus hauts en espérant que je les atteigne. Ils ne vont pas se priver de quelqu’un capable de faire des bénéfices alors que toutes les autres exploitations auront perdu de l’argent. »
La cuisinière hocha la tête en réponse, pas complètement convaincue mais acceptant l’argument : « J’espère que vous avez raison. »
Elle hésita un instant, puis ajouta avec un demi-sourire : « Mais je vais quand même continuer à vous pourrir la vie jusqu’à l’annonce officielle, pour avoir dépouillé ma cuisine de son personnel de cette façon. »
L’intendant éclata de rire : « Marché conclu. »