Les sons portaient loin dans l’air froid et sec, et le crissement des pas de Kirun sur la fine couche de neige fraiche résonnait au milieu des champs désertés. Il s’interrompit cependant lorsqu’elle contourna la colline et fit une pause en haut de la légère pente. Même si la pellicule blanche ne rendait pas la descente réellement périlleuse, elle pouvait masquer des plaques de verglas, ce qui justifiait une certaine prudence. Kirun s’engagea donc lentement sur le chemin en assurant chacun de ses pas et en prenant appui sur son bâton de marche. Elle n’était pas pressée au point de risquer une dégringolade sur le sentier inégal. Elle parvint sans encombre au bosquet des melcipni, et s’arrêta à nouveau, mais cette fois pour souffler un peu.
Sa respiration s’élevait en petits nuages au-dessus d’elle, et allait se perdre dans les branches dénudées et dépeuplées. Elle la suivit du regard un moment, étendant son inspection à l’ensemble de la ramure. Où que les melcipni aient trouvé refuge, ce n’était pas dans ce bosquet. Il ne restait plus à Kirun qu’à espérer qu’ils aient bien trouvé un endroit où se mettre à l’abri, et qu’ils ne se soient pas simplement laissés surprendre par la vague de froid et de neige que l’arrière-garde de l’hiver avait traîtreusement déversée sur les Plaines depuis deux jeftu.
La cuisinière tourna un regard accusateur vers Zabr. A cette période de l’année, certains champs auraient dû être ensemencés déjà, et plusieurs auraient même dû être couverts de jeunes pousses. Mais le froid avait tout figé, littéralement, et certaines des cultures annuelles commençaient elles-aussi à montrer des signes de flétrissure. Pour l’instant, les plants de klum tenaient, mais elle ne savait pas si cela serait suffisant pour faire une tarte quand la fête du printemps aurait enfin lieu. La belle saison n’était pas encore vraiment en retard, mais l’hiver ne semblait pas du tout décidé à céder la place.
Kirun se frictionna vigoureusement les bras pour se réchauffer et ramena son regard sur les branches tristes. Au moins, les arbres ne semblaient pas avoir souffert. Elle espérait que ça durerait. Ou plutôt, elle espérait que le froid repartirait bientôt vers les Monts de Givre, et qu’il y resterait jusqu’à l’hiver prochain. Il était plus que temps !
Elle reprit son bâton et entreprit de remonter la pente en prenant garde de ne pas déraper. Ce n'est qu'une fois revenu sur un terrain à peu près plat, qu'elle s’autorisa à relever les yeux et à regarder à nouveau devant elle. Mais elle conserva un pas prudent jusqu'à ce qu'elle ait regagné la route principale qui, elle, était déneigée. Après tout, les ra circulaient en tous temps et en toute saison dans les Plaines, et elle était de toute façon mieux entretenue que les chemins de traverse, puisque les chars de la Légion devaient pouvoir y passer autant que les piétons.
Kirun balayait le paysage des yeux, sans rien chercher de particulier, simplement déprimée par le blanc de la neige, le brun triste de la terre gelée, et les teintes ternes des mousses brûlées par le froid. Il lui fallut un moment pour réaliser que quelque chose clochait. Mais même alors, elle resta à fixer le champ devant lequel elle s’était arrêtée pendant plusieurs minutes avant de trouver ce qui n’allait pas.
Un unique buisson pointait au milieu du champ. Il n’aurait pas dû être là. A moins que quelqu’un n’ait Rêvé, très fort, aucun arbuste n’était autorisé au milieu d’un champ. Il aurait été moissonné à l’automne précédent et n’aurait jamais pu repousser avant le printemps.
Kirun s’approcha avec précaution : la neige ne masquait pas les sillons du champ, mais elle n’en comblait pas les ornières non plus, et la cuisinière n’avait pas vraiment envie de se tordre une cheville. Lorsqu’elle parvint au buisson, elle tendit la main vers une de ses rares feuilles séchées et s’arrêta brusquement. Un tronc trop haut, deux branches seulement. La forme ne collait pas. Et l’espèce était indiscernable… Elle sentit un frisson la parcourir, et cette fois le froid n’y était pour rien. Elle en avait entendu parler, mais ne se serait jamais attendue à en voir un jour. Et encore moins aussi loin dans les Plaines.
Elle recula doucement et rejoignit le chemin, avec de fréquents regards en arrière. Elle aurait pu prévenir l’intendant par le kom, mais ça ne paraissait pas opportun. Et puis, il n’y avait pas d’urgence tant que personne ne venait labourer ce champ particulier. Mais qu’est-ce qui avait pris à un spadzura de venir dormir debout à un tel endroit ? Était-ce l’hiver qui l’avait surpris ? Avait-il simplement trouvé l’emplacement agréable ? Cela paraissait peu probable tant l’environnement différait de sa jungle natale, mais qui savait ce que ceux de sa race trouvaient agréable. Serait-il réveillé avant le retour du printemps ?
Les questions se bousculaient dans la tête de la cuisinière tandis qu’elle rentrait vers l’exploitation.