Une partie de Kirun se demandait avec ironie combien de terrains d’opérations réels étaient aussi vastes et uniformes que l’esplanade de démonstration. Mais elle devait bien admettre que la Légion en train de manœuvrer était impressionnante. Et que les Légionnaires arrivaient à donner une impression d’invincibilité, et d’inexorabilité dans leur progression, qui devait constituer un atout non négligeable en termes de propagande : il faudrait vraiment être fou pour faire quelque chose qui risquerait d’attirer l’attention d’une force pareille sur soi, semblait murmurer la multitude de casques et d’armures qui finissait de se retirer en contrebas. Et les démonstrations de tir de tous calibres, et de combat rapproché, remplissaient exactement le même but : faire croire à tous que, si la Légion était aussi puissante à grande échelle, elle le serait encore plus contre un individu ou un petit groupe, et qu’elle les écraserait sans coup férir. Ce n’était pas vrai, bien sûr. C’était même tout le contraire. Mais le penser évitait probablement à des tas de ra de chercher les ennuis.
Et puis, pour ceux qui étaient suffisamment fous, ou suffisamment intelligents, pour passer quand même à l’action, il y avait les unités qui ne défilaient pas. Celles qui se spécialisaient dans les opérations tordues et les attaques sordides, et qui avaient peut-être besoin, parfois, de se rappeler que les ra n’étaient pas que des cibles ou des victimes collatérales. Kirun secoua la tête en grinçant des dents. Un instant, elle s’était attendue à ce que ce soit le visage de Dani qu’elle colle à cette description, mais c’était le sourire charmeur d’Isnat qui lui était revenu en mémoire. Elle aimait de moins en moins les sentiments contradictoires qui l’agitaient. Elle espérait que c’était d’être dans un endroit aussi typiquement zbasu qui la mettait dans cet état. Elle se sentait une furieuse envie de passer un coup de balai.
Elle fut donc grandement soulagée lorsque le spectacle se termina enfin, et que les spectateurs purent rejoindre leurs proches. C’était bien sûr une cohue innommable, avec des ra qui couraient dans tous les sens. Mais la Légion avait l’habitude de ce genre de choses et, avec son organisation légendaire, elle avait réparti les différentes unités – Kirun avait déjà oublié le nom des groupes de dix ra, même si elle se souvenait encore que le chef en était un dékarque – selon un plan bien précis, qui avait été communiqué à tous les spectateurs. Les Légionnaires attendaient donc bien sagement que leur famille ou leurs amis les retrouvent. Ce qui était plus facile que de compter sur la discipline des dits familles ou amis pour attendre tranquillement les Légionnaires.
Cancan et Isnat étaient dans la même unité, à la grande surprise de Kirun qui se demandait quelle mouche avait piqué le commandement de laisser ces deux là ensemble. Mais ça facilitait quand même les retrouvailles, puisqu’elle n’eut qu’à suivre les parents de Cancan. Cancan parut un brin embarrassé quand ses parents lui sautèrent pratiquement dessus avec des « mon petit ». Il faut dire qu’il avait encore poussé depuis son départ au printemps, et qu’il les dépassait tous deux de plus d’une tête.
Kirun était tellement amusée par le spectacle qu’elle ne vit pas Isnat tout de suite, et que lorsqu’elle réalisa qu’il n’était pas avec les membres de son unité, il était trop tard : elle se sentit soudain soulevée, pour ne pas dire projetée en l’air, avant d’être rattrapée par quelqu’un derrière elle qui s’écria « Kirun ! », et la serra – pas trop fort, mais quand même – contre lui en riant. Elle essaya de se dégager, mais il la tenait bien et, malgré sa taille non négligeable, ses pieds ne touchaient pas le sol. Sans compter qu’il était en armure, et qu’elle ne risquait donc pas de lui faire grand mal.
« Lâche-moi, espèce de jrada’a borné ! Tu es censé protéger les gens, pas leur flanquer une frousse bleue en arrivant par derrière comme ça. »
Isnat la reposa en riant toujours : « Pour une fois que tu n’as pas ton balai, je n’allais pas laisser passer l’occasion ! »
Elle se retourna pour lui faire face, et réalisa que lui aussi avait bien poussé, aussi bien en largeur qu’en hauteur. Elle le lorgna d’un œil critique :
« Il y a quelque chose, au moins, dans cette armure ? Ou c’est du toc pour impressionner les passants ?
- Tu veux voir jusqu’à quelle hauteur je peux t’envoyer ? »
Kirun secoua la tête, plus rassurée qu’elle ne voulait l’admettre de le retrouver aussi plein d’humour, même s’il était évident pour qui le connaissait qu’il en avait perdu ou canalisé une partie. Peut-être avait-il simplement, enfin, mûri.
« Non merci. Je tenais juste à m’assurer qu’on te nourrissait bien ici. »
Cela lui valut un grognement désabusé :
« Tu n’as pas à t’inquiéter de la concurrence, crois-moi. »
Il la jaugea à son tour d’un regard plein d’espoir :
« Tu n’aurais pas amené un gâteau, par hasard ? Ou une tarte aux klum, des fois ? »
Kirun secoua une nouvelle fois la tête :
« Je doute que la tarte aux klum soit autorisée dans les casernes, et le gâteau que j’ai amené ne doit rien au hasard. Par contre, je ne garantis par qu’il ait survécu à ton étreinte de mehteh… »
Elle attrapa son sac qui, en fait, était tombé par terre quand Isnat l’avait soulevée, et commença à fouiller dedans. Elle finit par sortir un paquet soigneusement emballé, et elle se retourna pour le tendre à Cancan qui s’était rapproché avec un bras passé sur l’épaule de chacun de ses parents :
« Ça, c’est pour toi. A ta place, j’éviterais de partager avec le goinfre ici présent, même s’il te supplie très fort. »
Cancan hésita à lâcher un de ses parents, finit pas soulever un bras pour prendre le paquet, et remit aussitôt son bras sur l’épaule de sa mère.
« Eh ! Kirun ! » Isnat avait retrouvé un ton de protestation plaintive que la cuisinière connaissait bien.
« Oui Isnat ?
- C’est mon gâteau que tu lui as donné ? C’est pas juste ! C’était juste pour te souhaiter la bienvenue et te dire que j’étais content de te voir ! »
Kirun ne put retenir un petit rire :
« Mais non, grand dadais. C’est SON gâteau que je lui ai donné. »
Elle sortit un nouveau paquet, très semblable au précédent :
« Le tien, c’est celui-là. Mais je te connais, tu aurais été fichu de ne pas le partager. »
Isnat prit un air tragique :
« Ça me blesse profondément ce que tu me dis là, tu le sais ? Tu me fends le cœur, même. »
Mais il ne résista pas jusqu’à la fin de la tirade, et il arborait un grand sourire en prenant son gâteau.
Kirun sortit un autre sac et le lui tendit :
« Et ça, ce sont les messages de tous ceux qui ont eu le temps et l’envie de te faire passer un petit quelque chose. »
Pour le coup, Isnat parut stupéfait en prenant le sac. Il tenta une remarque ironique, mais il y manquait beaucoup de son tranchant habituel :
« Ils m’en veulent encore pour les légumes pourris, c’est ça ? »
Kirun ne releva pas, et le laissa empocher en souriant le sac et le gâteau, notant au passage que l’armure semblait receler quelques rangements intégrés particulièrement pratiques.
Un silence un peu gêné s’installa. Kirun se retourna donc vers Cancan et ses parents :
« Bon, c’est pas tout ça, mais si vous nous trouviez un endroit où grignoter. On n’a mangé que des casse-croûtes depuis qu’on est partis ce matin. Et vous pourrez nous raconter votre vraie vie aussi. Parce que, moi, la version officielle, hein… »
Isnat et Cancan se regardèrent en souriant, leur complicité n’avait visiblement pas été émoussée :
« Moi, je veux bien des casse-croûtes de Kirun à tous les repas, et toi ? »
Cancan hocha la tête :
« Sans problème. Surtout que maintenant que j’ai vu de près comment ils lavaient les plats ici… »
Le petit groupe se mit en marche vers le centre de la ville, et Kirun sourit :
« D’accord, je mords à l’hameçon. Comment est-ce qu’ils nettoient les plats ici ? »
Isnat et Cancan éclatèrent de rire, et répondirent en chœur : « Mal ! »