Les tartes étaient sagement alignées sur la table, soigneusement emballées et prêtes à être transportées jusqu’à Celifet.
Kirun s’apprêtait à les ramasser quand elle hésita. Sa main, phénomène inhabituel, tapota distraitement son kom, tandis qu’elle contemplait les tartes sans les voir. Finalement, elle se décida :
« Coi les ra. Kirun sur la fréquence. Il fait quel temps là-haut ? »
Un concert de grommellements lui répondit, tous sur le mode du “si je tenais le ra qui a fixé la Fête de l’Automne un jour de pluie…”.
Elle sourit pour elle-même en remerciant ses collègues pour la réponse, et alla chercher une cape chez elle.
Lorsqu’elle émergea du silo principal un peu plus tard, bien abritée sous sa capuche et ses tartes dans les bras, elle constata que, effectivement, les nuages bas s’épanchaient en une pluie fine et persistante.
Elle leva le nez vers le ciel.
La prévision du temps, bien que primordiale pour les cultures, n’avait jamais été très précise. Trop lakne pour se plier à la logique zbasu, trop culno pour intéresser les théoriciens de ratmidju.
Mais un certain nombre de ra étaient capables d’anticiper, à leur échelle, les variations climatiques. Surtout dans les endroits où prévoir les chutes de neige ou les orages pouvait faire la différence entre la vie et un passage dans les Brumes.
Et on confiait donc généralement à l’un d’entre eux la tâche de fixer le jour de la Fête, pour que le mannequin de xunbavmi puisse flamber correctement.
Là, a priori, il s’était bien planté.
Ou pas.
Kirun n’avait guère d’affinité pour le temps – ce qui expliquait en partie pourquoi elle travaillait à la cuisine plutôt qu’en surface – mais elle prit quand même la direction de Celifet.
Plusieurs ra, arrivés plus ou moins en même temps qu’elle à la surface, lui emboitèrent le pas. Et le petit groupe se retrouva bientôt à progresser à une allure à peine ralentie par la nécessité d’éviter les plus grandes flaques.
Et avant d’avoir atteint la limite des terres de l’exploitation, tout le monde avait retrouvé le sourire et papotait en tenant la pluie pour quantité négligeable, voire pour un sujet de plaisanterie.
La cuisinière se doutait que ça ne durerait pas si la pluie s’éternisait, mais le temps que le groupe atteigne Celifet, les nuages s’étaient taris, et un timide rayon de soleil tentait de percer leur couvercle.
Les nues combattaient vaillamment et réussissaient encore à repousser ses ardeurs, mais on sentait que leur résistance faiblissait.
Kirun alla déposer ses tartes auprès de son revendeur habituel qui, pour une fois, ne tenta même pas le marchandage de pure forme auquel il s’essayait habituellement quant à la commission qu’elle toucherait.
Dans le fond, il avait renoncé depuis bien longtemps à discuter les montants qu’elle demandait, et ne négociait que pour le principe. Il savait trop bien que les ra du crû se précipitaient sur ces tartes et, quand ils n’en trouvaient plus, se rabattaient sur le reste. On ne faisait pas mieux comme produit d’appel.
Mais surtout, aujourd’hui, il avait un nouveau concurrent.
Il n’était donc pas question pour lui de laisser échapper son principal fournisseur, et la cuisinière le savait parfaitement.
Mais elle n’en abusait pas. Pas trop, en tous cas. Et pas sur les tarifs. Par contre, elle exigeait d’être payée d’avance.
Elle repartit donc de l’étal la bourse pleine. Comme toujours.
En passant, elle jeta un œil à l’étal du nouveau marchand de tartes.
Il était toujours difficile de se faire une opinion sur une tarte juste en la regardant, mais la pluie avait nettoyé l’atmosphère et l’air était pur. Elle renifla, et tenta de discerner ce qu’elle assimilait à un effluve subtil, l’odeur des Rêves.
D’autres lui avaient dit que c’était une couleur, comme un reflet, ou un son, comme une infime vibration.
Chacun semblait tenter de raccrocher cette perception à quelque chose de connu. Mais quel que soit le sens sollicité, c’était toujours un sentiment ténu, fugace, fuyant.
Et Kirun ne perçut rien en provenance des tartes exposées. Soit parce qu’il n’y avait rien à percevoir, soit parce que le parfum était trop léger et noyé par l’odeur de la terre mouillée.
Le marchand lui adressa un grand sourire plein d’espoir, mais elle secoua la tête et s’éloigna.
On ne plaisantait pas avec les klum, et elle ignorait qui avait préparé ses pâtisseries.
Elle poursuivit sa déambulation tranquille entre les étals. En faisant attention à éviter les flaques, et les ra excités qui éclaboussaient parfois alentours en les traversant à toute allure.
La plupart des commerçants avaient fait bon usage de leurs auvents pendant l’averse, mais un emplacement non abrité attira son attention.
Il s’agissait d’une simple planche posée sur deux tréteaux, et sur laquelle un bonimenteur déplaçait rapidement trois gobelets retournés.
Cela aurait pu être un traditionnel bonneteau, mais la foule assemblée alentours paraissait bien trop importante, et bien trop rieuse.
Kirun découvrit bientôt que, s’il y avait effectivement une graine brillante sous l’un des gobelets, il y avait aussi quelque chose sous les autres gobelets.
Et le camelot arrivait quand même à manipuler ses gobelets suffisamment bien pour tromper les ra qui tentaient de retrouver la graine.
La cuisinière admira le tour de force.
Visiblement, la foule aussi appréciait.
Mais ce qui avait le plus de succès, c’est que les ra qui ne trouvaient pas la graine devaient manger ce qu’ils découvraient.
Kirun était trop loin pour bien distinguer, mais aux grimaces des malheureux candidats et aux encouragements moqueurs de l’assemblée, ça ne devait pas être quelque chose qui rentrait dans la liste habituelle des comestibles.
Elle secoua la tête et s’apprêta à continuer sa promenade.
Ce manipulateur était vraiment doué, mais il devait probablement la plus grande partie de sa recette au fait de faire manger des choses infâmes aux ra qui venaient de le payer pour jouer. Et qui se feraient ensuite un devoir de lui envoyer leurs copains pour ne pas avoir été les seuls à goûter ces trucs.
Parfois, Kirun se disait qu’elle devait avoir raté quelque chose, ou que le Dispensaire n’avait pas tout remis à sa place quand elle en était sortie : elle ne comprenait pas ce qui poussait des ra normalement constitués à payer pour manger des horreurs
Un hurlement enthousiaste la retint comme elle commençait à faire demi-tour : le ra qui venait de tenter sa chance avait visiblement trouvé la graine, et il se pavanait comme un héros devant ses amis déchaînés.
Le camelot, derrière lui, le félicitait également bruyamment, et encourageait la foule à en rajouter.
La cuisinière secoua la tête en souriant et se détourna pour prendre la direction de l’estrade des concours.
Il valait sans doute mieux y aller pas trop tard, si elle voulait avoir une chance de trouver un bout de terrain qui ne soit pas déjà transformé en marécage.