Dani dans la nuit

Kirun se réveilla en sursaut aux coups frappés à sa porte.
Elle glissa hors de son lit à la faible lueur des cristaux krili qui combattaient en permanence l’obscurité du monde souterrain à travers leur gaine de ran, et se dirigea vers l’entrée.
Les coups recommencèrent. Légers, mais insistants. Elle enfila une robe d’intérieur, et ouvrit la porte.

Une espèce de silhouette aux contours indistincts se tenait dans l’encadrement éclairé du couloir, et elle soupira en s’effaçant pour la laisser entrer : « Tu as intérêt à avoir une bonne excuse pour me tirer du lit comme ça, Dani. »
L’ombre floue se glissa dans l’appartement avant de reprendre une apparence plus concrète : « Comment m’as-tu reconnu ? »
La cuisinière leva les yeux au plafond en soupirant : « Mam’Ucika aide les fous et les inconscients ! ».

Elle reporta son attention sur son visiteur nocturne : « Tu as une idée du nombre de probabilistes avec un degré de maîtrise suffisant pour faire ce que tu viens de faire ? De l’implication personnelle et du prix que ça demande ? Tu sais combien il y en a sur l’exploitation ? »
Dani fit la grimace : « Je ne pensais pas que c’était si évident. »
Kirun haussa les épaules et se dirigea vers le coin cuisine : « Ça l’est quand on sait d’où tu viens.
Sans compter que j’ai un nez, et que je sais m’en servir : le truc que tu as utilisé brouille la vue, et je suppose qu’on t’a appris à être silencieux, mais ça n’a aucun effet sur l’odorat. »
Elle souleva une tasse : « Tcay ? »

Dani secoua la tête : « Non merci. En fait, j’ai besoin de toi. »
Kirun lui tourna le dos et commença à se préparer une tasse : « Oh ? Tu ne circules pas en grand habit de brumes dans les couloirs au milieu de la nuit juste pour me rendre une visite de courtoisie ? Je suis déçue. »
Son ton était franchement sarcastique. La cuisinière se levait tôt depuis des années, mais elle n’aimait pas être réveillée avant l’heure.

Dani l’ignora : « J’ai besoin de sortir discrètement. »
Kirun s’affairait toujours sur sa boisson, le dos tourné : « Tu t’es trompé de direction, alors. La sortie, c’est vers le haut. Et tu as amplement démontré que tu avais tout ce qu’il faut pour la discrétion… Enfin, si tu ne croises personne qui connaît ton odeur, bien sûr.
- J’ai besoin que tu couvres mon absence si je ne suis pas rentré demain.
- Pour les rendez-vous galants, tu as tes jours de congés.
- Ce n’est pas un rendez-vous galant. »
Kirun prit sa tasse chaude et se retourna pour faire face à Dani : « Arrête de tourner autour du pot. Si tu ne m’as pas convaincue à la fin de ça, » – elle leva sa tasse – « tu sors. ».

Le jeune ra prit une grande inspiration : « Je suppose que si je te dis que je dois effectuer une mission spéciale pour le kefalé, ça ne suffira pas à te convaincre. »
La cuisinière but ostensiblement une gorgée de sa tasse.
« D’accord.
Un groupe de bandits a commencé à s’en prendre aux exploitations le long du Tsari’e. Ils sont mobiles et très bien organisés. Ils saccagent les silos et les greniers, et ils déversent des produits qui rendent la terre inexploitable. Et qui semblent aussi avoir des effets assez néfastes sur la mémoire des ra qui vivent là. »
Il leva la main pour prévenir une interruption : « Oui, je sais, tu sais déjà tout ça. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’ai à peu près déterminé l’endroit où se cachaient les bandits. »

Kirun haussa un sourcil ironique : « A peu près ? »
Dani hocha la tête, très sérieux : « Oui. A peu près. Le probabilisme donne des résultats qui te surprendraient… ou peut-être pas, finalement… Mais pas à ce point là quand même.
Et je dois affiner sur le terrain, si je veux pouvoir donner des informations suffisamment précises pour que la Légion intervienne. »

La cuisinière avala une gorgée en l’observant en silence, puis une deuxième : « Et tu crois que ça va suffire ?
- C’est sérieux, Kirun. »
Dani hésita avant d’ajouter : « Je ne t’ai pas tout dit quand je suis arrivé. Je ne suis pas juste membre du kagnivo. J’en suis officier supérieur. Et de la Légion aussi.
Je fais même partie du conseil restreint qui seconde le kefalé pour mettre en œuvre sa politique.
- La politique que mène ton père ne m’intéresse pas. »
Dani parut sur le point de s’étrangler, mais Kirun n’était pas d’humeur à le ménager, et elle continua : « Je ne mettais pas en doute tes explications.
Ma question était : tu crois vraiment qu’une nuit, déjà bien entamée soit dit en passant, et une journée vont suffire ?
Le Tsari’e, c’est pas la porte à côté. Même si tu voles un branaz au relais de Celifet – que tu as intérêt à rembourser d’une manière ou d’une autre, fais-moi confiance – il te faudra un moment pour arriver sur place. Surtout si tu ne veux pas tomber au beau milieu du repère des bandits par accident. »
Dani la fixait, soupçonneux : « Tu faisais quoi, exactement, avant d’être cuisinière ?
- Oublieuse au Dispensaire. Et tu n’as pas répondu à ma question.
- Si je ne les ai pas trouvés demain soir, ça ne sert à rien que je m’entête sur le terrain. Je rentrerai et je transmettrai ce que j’ai découvert au kagnivo.
Et ils feront ce qu’ils peuvent à partir de ça. »

Kirun finit sa tasse et la reposa : « Fin de l’argumentaire.
- Tu me couvres ?
- Pourquoi c’est si important de ne pas perdre ta place ? »
Dani n’hésita qu’une fraction de seconde : « Parce que même si personne ne croit vraiment que j’ai été envoyé sur une mission d’infiltration inutile en punition d’une offense quelconque, il y a bien trop de ra qui sauteront sur l’occasion d’un supposé échec pour me traîner dans la boue. »
Dani n’osa pas en dire plus. Même si l’existence des luttes de pouvoir à Natca n’était pas un secret, il ne se voyait pas avouer que son père avait voulu le protéger d’une série d’escarmouches particulièrement vicieuses en l’envoyant au loin. De toute façon, Kirun était probablement capable de combler les blancs.
Il se força au silence en attendant la décision de la cuisinière.

« Je dirai à l’intendant que tu as dû t’absenter pour régler une affaire familiale, » – la cuisinière renifla avec ironie – « ce qui n’est pas si loin de la réalité. Et qu’il te retienne une journée de salaire.
Si tu n’es pas à ton poste après-demain, je préviendrai le journalier que ton père a placé dans les équipes agricoles que tu es parti jouer les héros, et que je n’ai pas besoin de héros dans ma cuisine.
- Tu sais vraiment tout ce qui se passe ici, hein ?
- Tu perds du temps, là. Et j’ai sommeil. Alors file. »
Dani hocha la tête : « Merci Kirun. »
Mais la cuisinière était déjà en route pour sa chambre. Elle lâcha par-dessus son épaule : « Et ferme la porte en partant. »

Elle entendit le clic léger de la porte tandis qu’elle se recouchait.
Dani n’avait pas mentionné que les exploitations attaquées ne dépendaient pas d’Hoslet.
C’était un autre kagnivo qui s’occupait de Vault, et qui était donc censé assurer la protection de ces populations. Il n’avait donc pas de raison particulière de s’en occuper.

Elle sourit en fermant les yeux.
Elle l’aimait bien, ce petit.
Si elle avait posé la question, il aurait probablement trouvé des tas de bonnes raisons pour justifier son intervention : éliminer les bandits avant qu’ils ne menacent son propre kastron ; faire marquer des points à son kagnivo par rapport à son adversaire-et-néanmoins-ami du kastron d’en face ; peut-être même se faire suffisamment bien voir pour retourner grenouiller dans les intrigues à Hoslet ou Natca…
La question du bien-être des ra attaqués ne serait certainement pas rentrée en ligne de compte.
Un « officier supérieur membre du conseil restreint du kefalé » – elle singea intérieurement la mimique hautaine de certains nobles de la Cour – ne s’inquièterait pas de ce genre de choses, n’est-ce-pas.

Tandis qu’elle glissait dans le sommeil, elle murmura une bénédiction traditionnelle.
Pas sûr que ça fasse grand-chose, mais il aurait probablement besoin de toute la chance disponible. Les rumeurs qui étaient parvenues jusqu’à Celifet étaient franchement inquiétantes sur les capacités de ces bandits.