Les rumeurs les plus folles courraient sur les plaines.
Des bandits avaient attaqué des exploitations près du Tsari’e.
Ils avaient massacré tous les ra d’horrible façon, et pollué la terre avec un produit inconnu.
Le fleuve lui-même charriait les cadavres des poissons et des oiseaux contaminés.
Les troupeaux de branaz avaient été empoisonnés…
Kirun secouait la tête et grommelait plus que jamais après le kom et les foutaises alarmistes que n’importe quel ra désinformé pouvait propager indistinctement.
Isnat avait d’abord été très excité par tout ça, mais son enthousiasme était vite retombé.
Cancan et lui avaient initialement prévu de partir pour s’engager dans la Légion au printemps prochain. Mais avec les événements en cours, les parents de Cancan hésitaient à le laisser partir.
On racontait que les ra qui vivaient sur les terres infectées perdaient la mémoire, comme s’ils étaient passés dans les Brumes. On murmurait des choses horribles à propos de ra ayant perdu toute capacité à rêver, et qui se comportaient comme des bêtes féroces. Et ils ne voulaient pas voir leur fils unique risquer sa raison dans ce genre de situation.
La Légion, ça allait bien tant qu’il s’agissait de parader en armure scintillante, et de pourchasser victorieusement un quelconque bandit sans honneur. Là, on parlait de vrais risques.
Alors Isnat rongeait son frein en comptant les jours.
Et il évitait soigneusement Kirun qui ne se laissait pas impressionner par les centimètres et les kilos de muscles qu’il avait acquis durant l’année écoulée, et qui était toujours redoutablement efficace avec un balai quand on évoquait le sujet dans sa cuisine.
Et puis, peu à peu, un calme précaire reprit le dessus et les parents de Cancan cessèrent de s’inquiéter au moindre mouvement sur la route.
Kirun n’était pas dupe. Cela voulait simplement dire que le kagnivo qui gérait le kastron de Vault avait repris le contrôle de l’information, à défaut d’avoir maîtrisé les bandits. Mais Isnat était ravi.
Un après-midi, il déboula au galop dans la cuisine : « Kirun ! Kirun ! Ils ont dit oui ! On y va ! C’est bon, ils ont dit oui ! ».
Kirun, qui mettait ses comptes à jour pour la paye, et qui n’avait surtout pas besoin qu’on l’interrompe, ne releva même pas la tête. « Tu me vois enchantée de l’immense honneur que tu me fais en m’octroyant la primeur de cette annonce tonitruante.
- Mais ils ont dit oui !
- Tu l’as déjà dit. Trois fois. »
Kirun releva enfin la tête de son terminal : « Je comprends que ce soit un événement important pour toi, Isnat. Mais pour ceux qui resteront ici après ton départ, et qui continueront de travailler pour que tu trouves quelque chose à manger sur les étals d’Hoslet, et qui payeront des taxes pour que tu puisses toucher ta solde, ce que je fais » – elle indiqua son terminal – « est au moins aussi important. »
Isnat n’était pas du tout d’accord : « Un légionnaire, c’est quand même drôlement plus important qu’un journalier ! »
Kirun sourit, et se replongea dans ses calculs : « Si c’est ce que tu crois vraiment, alors suis cette route, Isnat. J’espère que tu trouveras ton rêve à l’arrivée.
- C’est tout ce que tu as à me dire ? »
Kirun releva à nouveau la tête : « Tu voudrais que je dise quoi ?
Félicitations ? Tu n’es pas encore légionnaire, que je sache.
Bonne chance ? Tu m’enverrais paître.
Oh non, ne pars pas, je t’en supplie ? Tu n’y croirais pas un instant. »
Kirun fixait le gamin qui avait enfin décidé de grandir : « Chacun suit ses propres rêves, Isnat. Et ils sont différents pour chacun de nous.
Ton rêve est trop différent du mien pour que je puisse souhaiter, honnêtement, que tu deviennes un formidable guerrier. Ou un héros. La seule chose que je puisse espérer pour toi, de tout mon cœur, c’est que ta vie rejoigne ton rêve.
Pour le reste… Disons que ça ne sert à rien que tu sauves le Khanat à toi tout seul s’il n’y a plus personne dedans à sauver. »
Isnat fixait toujours la cuisinière, l’air dégoûté : « Faut toujours que tu gâches tout ! ». Puis il s’enfuit en courant.
Kirun le suivit du regard, un peu attristée.
Il lui faudrait probablement des années avant de comprendre ce qu’elle avait voulu dire. S’il comprenait jamais.
Derrière elle, quelqu’un marmonna : « Stupide gamin affamé de gloire. »
Un autre renchérit : « Avoue quand même que ça va nous faire des vacances. » Ce qui déclencha un éclat de rire général.
Les farces d’Isnat étaient célèbres dans tout le district, même si la cuisine avait été plutôt moins souvent prise pour cible que certains autres secteurs de l’exploitation.
Kirun sourit tristement en se replongeant dans ses comptes.
Oui, la vie serait plus calme à l’exploitation. Et au relais de branaz qu’exploitaient les parents de Cancan à Celifet. Mais l’espièglerie d’Isnat lui manquerait.
Et ça lui faisait un sujet de plus d’inquiétude. Oh, pas qu’on risque d’envoyer des novices affronter des bandits endurcis. Non. Mais la façon dont Isnat réagirait quand il découvrirait la réalité de la vie militaire.
Dani passa à la limite de son champ de vision avec quelques assiettes propres, et elle arrêta un instant le défilement des chiffres. Voilà bien un exemple de carrière militaire qu’Isnat n’avait certainement pas envisagée…
Elle secoua la tête, contrariée par son manque d’attention. Il lui fallait se dépêcher de finir avant d’attaquer la préparation du repas du soir.