Une bonne partie des ra de la cuisine sursauta, ou lâcha ce qu’il était en train de faire, et Kirun fronça les sourcils.
Une telle synchronisation, ça voulait dire qu’il se passait quelque chose sur le kom. Mais pas sur la fréquence sur laquelle elle était branchée, a priori.
Selim surprit son regard et articula silencieusement “Radio Minaret”. Mais déjà, sur la fréquence locale, celle de l’exploitation, la seule qu’elle suivait plus ou moins, les questions fusaient, et la cuisinière réalisa rapidement que quelqu’un, là-haut à Culno, devait être sacrément remonté.
Et puis, aussi vite qu’elle avait commencé, la frénésie d’échanges s’interrompit : la voix calme de Galm, l’un des responsables d’équipes agricoles, expliqua rapidement qu’un groupe de ra à dos de branaz venait de traverser l’un des champs de pelgru, au grand galop et sans aucun égard pour ceux qui y travaillaient.
Ils avaient causé pas mal de dégâts et, surtout, renversé l’un des membres de son équipe. D’où la colère de celui-ci et, si Kirun interprétait bien entre les lignes, la bordée d’insultes que ce dernier avait lâchées sur la fréquence régionale.
Galm avait apparemment présenté ses excuses pour les grossièretés de son ra sur Radio Minaret, et priait maintenant les autres membres de l’exploitation de ne pas en rajouter et de laisser son équipe réparer autant que possible les dégâts sans les abreuver de questions.
La cuisinière sourit ironiquement en notant qu’il n’avait pas précisé s’il s’agissait des dégâts aux récoltes ou à la réputation de l’exploitation.
La fréquence locale redevint silencieuse, mais Kirun ne doutait pas que ça devait causer au sein des équipes.
D’ailleurs, ça commençait déjà dans la cuisine et les commentaires allaient bon train. Comme à chaque fois que ce genre d’événement se produisait.
La plupart des ra étaient relativement respectueux, et la vieille route du Khan était suffisamment proche du plus court trajet entre le Tsari’e et la Montagne d’Ambre pour que les voyageurs s’y cantonnent généralement.
Mais de temps en temps, un ra ou un groupe qui ne suivait pas cette direction, préférait couper à travers champs plutôt que suivre les chemins de traverse.
Les ra les plus anciens sur l’exploitation, dont les chefs d’équipe, haussaient les épaules avec philosophie et faisaient rentrer les pertes associées dans la même catégorie que celles dues aux déprédations des animaux. Et puis ils reprenaient leurs activités.
Mais ce genre de comportement passait assez mal auprès des journaliers qui voyaient leur travail ainsi foulé, littéralement, au pied.
« Et on ne peut rien faire pour empêcher ça ? C’est quand même pas normal ! »
C’était la question récurrente, dans ces cas-là. Et Kirun surprit du coin de l’œil Dani qui écoutait attentivement la réponse mine de rien.
« Je ne sais pas. Tu ferais quoi, toi, si tu étais là-haut ? » La voix de Selim était parfaitement raisonnable, et la cuisinière dut retenir un sourire au souvenir d’une conversation très semblable qui avait eu lieu des années auparavant… sauf que ça avait été lui, à l’époque, le ra querelleur.
« Je ne sais pas moi ! On doit bien pouvoir faire quelque chose ! Les arrêter, ou autre chose ! »
Selim hocha la tête patiemment : « Je ne suis pas capable de rattraper un branaz lancé au galop, en étant à pied et en démarrant avec un handicap de quelques mètres au moins. Et encore moins de l’arrêter quand il est lancé. Et toi ? »
Kirun reprit son nettoyage tout en gardant une oreille sur l’échange.
Elle l’avait entendu des dizaines de fois, avec sensiblement toujours les mêmes arguments.
Parce que, au fond, les questions et les réponses possibles étaient toujours les mêmes.
La seule solution, si on pouvait dire, était celle que les chefs d’équipe appliquaient systématiquement – enfin, quand il n’y avait pas un excité pour enflammer la fréquence avant qu’ils n’aient le temps de le faire.
Et cela consistait à faire une annonce polie sur Radio Minaret en disant ce qu’il s’était passé, où et quand, ainsi que les éléments permettant éventuellement d’identifier le groupe en question et sa direction.
Et en demandant tout aussi poliment que, si un ou plusieurs membres du dit groupe étaient sur la fréquence, ils pensent à modérer leur allure et à respecter le travail des ra du crû.
A moins de tomber sur un groupe particulièrement pressé ou irrespectueux, ou allergique au kom, cela suffisait généralement à éviter les désagréments sur le reste de leur parcours.
Et sinon, ça permettait au moins de prévenir les exploitations qui risquaient de se trouver sur le trajet.
On n’arrêtait pas un groupe décidé comme ça. Mais ça évitait les accidents.
« Et c’est tout ? Y’a pas d’amende, ou je ne sais quoi ? Ils s’en tirent juste comme ça ? »
Selim expliqua, toujours aussi patiemment : « On ne va pas faire activer l’Œil sur toutes les Plaines. Et à moins d’être capable d’identifier précisément quelqu’un, tu ne peux pas porter plainte.
- Et le kefalé, il fait quoi ? Et les Légions, elles dorment ? »
Kirun rangea son chiffon, et attrapa son balai. Deuxième phase. Si on ne pouvait rien faire soi-même, en appeler aux puissants. Classique.
Et donc, Selim expliqua que, non, on ne pouvait pas mettre un légionnaire à chaque coin de champ. Surtout pour arrêter un groupe, une fois par saison. Voire une fois par an. Que les Plaines étaient trop grandes pour ça.
Et patati. Et patata.
La cuisinière nota avec amusement qu’il ne mentionnait pas certains autres problèmes. Comme ceux que poserait par exemple le fait d’avoir autant de légionnaires cantonnés sur un territoire sans autre activité que l’agriculture…
Elle frémit. Non. Mieux valait éviter d’avoir des tas de légionnaires en train de s’ennuyer après leur service.
Selim continuait de répondre patiemment, alignant ses arguments avec une logique implacable.
Et son interlocuteur commençait à tourner en rond, répétant des arguments déjà contrés, incapable de passer le mur de bonnes raisons qu’il leur opposait.
La cuisinière revint vers le petit groupe : « Je sais que c’est terriblement frustrant de se sentir aussi impuissant. »
Elle marqua une pause, le temps qu’ils reportent leur attention sur elle.
« La bonne nouvelle, c’est que vous ne risquez pas d’oublier ce sentiment de sitôt.
Et que quand vous, vous serez devenus de grands guerriers chevauchant à travers les Plaines, vous vous en souviendrez. Vous suivrez les chemins. Et vous ralentirez en approchant des équipes pour ne pas provoquer d’accident. »
Elle fit encore une pause, les laissant s’imprégner de cette idée, avant d’enfoncer le clou.
« Finalement, heureusement qu’il y a un ou deux crétins de temps en temps pour vous permettre d’apprendre cette leçon. Non ? »
Elle leur adressa un grand sourire puis se dirigea vers le placard à balais.
Sur son chemin, Dani, penché sur la tarte qu’il préparait, murmura ironiquement : « Et si l’un d’entre eux décide un jour, par pure grandeur d’âme bien sûr, de foncer à travers champs, histoire de donner une occasion de formation aux nouveaux petits nouveaux ? »
- Ça n’en sera pas moins un crétin. Ça te plairait que je te considère comme un parfait crétin ? »
Son aide grimaça en réponse, et Kirun ouvrit la porte et rangea son balai à sa place.
Ça ne figurait pas explicitement dans sa fiche de poste. Ni dans celle d’aucun des autres chefs d’équipe. Mais on ne pouvait pas simplement vouer aux Brumes et à l’Oubli tous les ra qui manquaient de respect envers leurs semblables ou envers leur environnement.
Et il était bien plus simple – et bien plus efficace – d’éduquer que de rééduquer.
Alors tous ceux qui avaient des responsabilités, et aussi un bon nombre de ceux qui n’en avaient pas, endossaient de temps en temps une partie des attributions de l’InfrA, et formaient ou informaient leurs semblables.
Parce que, au-delà de la question de l’approvisionnement de ratmidju, aussi importante soit-elle, le Khanat ne pouvait pas se permettre de laisser perdurer des comportements comme ceux-là.
Sauf à devoir se Rêver à nouveau entièrement, et entrer dans un nouvel Éon… Kirun se demanda ironiquement si quelqu’un avait jamais envisagé cette théorie pour expliquer les lirri’a.