La lumière de la console de kom se mit à pulser doucement, mais Kirun, allongée sur sa couche les yeux mi-clos, n’y prêta pas attention. Elle n’avait pas besoin de ce gadget pour savoir qu’il était l’heure de se lever.
Elle termina ses exercices d’étirement et de méditation, puis se leva pour continuer avec une série d’assouplissements.
Ayant terminé son rituel matinal, elle se dirigea enfin vers la console pour la passer en mode « jour ». La douce lueur des cristaux krili se répandit dans la pièce, et Kirun entreprit de faire ses ablutions avant de s’habiller rapidement.
La lumière révélait une petite chambre, dans un logement meublé simplement.
L’exploitation n’était pas exceptionnellement grande pour les plaines d’Astharie, mais les employés permanents y disposaient quand même de vrais appartements pour eux et leur famille s’ils en avaient une, qu’ils pouvaient aménager à leur guise, et qui leur permettait, s’ils le désiraient, de faire une coupure avec leurs collègues quand ils ne travaillaient pas.
Les saisonniers avaient, sauf exception, droit à une chambre particulière. Les journaliers et les éventuels voyageurs de passage allaient au dortoir. Mais ils devaient prendre leurs repas à la grande cuisine, et leurs loisirs étaient généralement partagés dans les espaces communautaires – à part ceux qui se pratiquaient par définition en chambre, bien sûr.
Malgré les années passées sur place, Kirun n’avait pas vraiment personnalisé son appartement.
Ce qu’elle y stockait était essentiellement utilitaire – des vêtements (de travail et pour les fêtes saisonnières), quelques ustensiles de cuisine pour ses jours de congés (si elle mettait les pieds dans la grande cuisine ces jours-là, elle se retrouvait à travailler comme malgré elle), un bâton de marche pour ses balades en surface, un peu de monnaie locale.
Les seules exceptions étaient quelques livres – Kirun n’aimait pas le kom et ses interfaces, ne s’en cachait pas, et préférait avoir une version physique des ouvrages qu’elle utilisait le plus – et quelques cadeaux faits par des ra, journaliers de passage ou aides de cuisine restés plus ou moins longtemps. Cadeaux simples, tels qu’on pouvait en trouver dans cette région agricole, mais dont la valeur tenait à ce qu’ils représentaient. Souvenirs d’amitiés ou de bons moments passés à travailler côte à côte.
Mais rien qui vienne d’ailleurs. Ou d’avant.
Les compagnons du Dispensaire avaient expliqué à Kirun, longtemps auparavant, qu’il y avait autant de réactions à l’absence de souvenirs antérieurs qu’il y avait d’Oublieux.
Certains se mettaient à accumuler des objets, des choses matérielles pour ancrer leurs nouveaux souvenirs – ou essayer de retrouver leur ancienne vie. D’autres se concentraient sur les données immatérielles véhiculées par le kom. Certains tentaient à tout prix de laisser une trace d’eux dans la mémoire collective, plus vaste et apparemment plus durable. D’autres considéraient le passé et les souvenirs comme transitoires et ne s’attachaient plus qu’au moment présent…
Il n’y avait pas de normalité. Juste une façon personnelle pour chacun de gérer ce grand vide dont il semblait être issu.
Et puis, au fur et à mesure que les Oublieux vivaient leur présent et le transformaient en passé, qu’ils mettaient plus de choses entre eux et le Dispensaire, qu’ils noircissaient à nouveau les pages du livre de leur vie, la question devenait moins importante. Et au bout de quelques années ou de quelques décennies, les ra, c’était ironique en un sens, oubliaient comment ils avaient débuté.
Mais ces notions n’effleuraient plus guère Kirun, désormais – parfaite démonstration de la dernière proposition – et elle finit de se préparer sans considération particulière sur son décor ou les causes profondes de l’ambiance dépouillée de son logement.
Ses préoccupations du moment tournaient autour de la commande qu’elle avait passée pour le repas du jour et qui avait dû arriver dans la nuit.
Elle quitta donc son appartement et, comme presque tous les matins, se figea en passant la porte. Elle fit demi-tour, alla récupérer son kom portable, et repartit en sens inverse.
La relation qu’elle entretenait avec cet objet était un sujet de plaisanterie récurrent à la cuisine. Certains prétendaient même qu’elle l’oubliait dans les endroits les plus farfelus, voire dans certains plats, pour s’en débarrasser.
C’était faux. Kirun n’avait pas égaré un seul terminal portable depuis son embauche sur l’exploitation – bien que l’envie de s’en débarrasser, de préférence violemment, l’ait effectivement tenaillée un nombre incalculable de fois – mais cela faisait partie du folklore de la cuisine.
Avec un soupir quasi-inaudible, la cuisinière activa le machin et se brancha sur la fréquence locale, celle de l’exploitation, la seule sur laquelle elle acceptait de rester connectée en permanence pendant ses heures de travail : « Coi les ra, Kirun sur la fréquence. »
Puis elle se dirigea vers les réserves pour vérifier sa commande, en écoutant d’une oreille distraite les réponses des ra en poste à cette heure, et celles des accros au kom qui ne le coupaient que pour dormir… et encore.
Lorsqu’elle parvint aux réserves, une mauvaise surprise l’attendait.
Sa commande était arrivée, certes, mais pas exactement en bon état. Le ra responsable des quais de chargement et de déchargement était justement en train de s’époumoner, vraisemblablement contre l’expéditeur, sur une fréquence que Kirun ne captait pas et ne tenait pas particulièrement à capter si la moitié de la conversation qu’elle entendait était représentative.
D’un autre côté, plus la cuisinière observait le responsable, et plus elle avait le sentiment étrange qu’il en rajoutait.
Certes, les œufs écrabouillés allaient être à peu près inexploitables. Et elle allait devoir vérifier soigneusement et probablement parer la viande avant d’en faire de la farce là où elle avait plutôt prévu de belles tranches de steak ou des rôtis.
Et l’expéditeur méritait de savoir qu’il avait mal arrimé et emballé son chargement et qu’il n’était pas question qu’il soit payé au prix convenu. N’empêche…
Le ra vociférant finit par couper sèchement la conversation et par se retourner vers Kirun avec un sourire d’excuse : « Ah, Kirun. Désolé. Il y a eu un problème avec ta commande. J’étais justement en train d’expliquer ce que j’en pensais au fournisseur. » Il fit un geste vague en direction du tunnel par où arrivaient les tramways.
Kirun l’observa encore un instant, avant de pencher la tête : « Tu as calculé mon temps de trajet à partir du moment où je me suis branchée sur la fréquence ? Ou tu beugles dans le vide depuis une demi-heure en attendant que j’arrive pour entendre ? »
Le ra ouvrit la bouche en regardant la cuisinière avec de grands yeux, puis il s’assit en secouant la tête avec un demi-sourire, avant de reconnaître : « Un peu des deux, j’avoue. J’ai estimé ton temps d’arrivée, et je parlais à l’annuaire de kom. »
La cuisinière éclata de rire. « S’il trouve un ra qui s’est enregistré sous le cognomen de “jrada’a édenté au poil moisi”, tu auras l’air malin… »
Le ra se mit à rire aussi : « Oui. Probablement. »
Lorsque tous deux eurent repris leur sérieux, Kirun s’assit confortablement sur une chaise : « Je peux savoir pourquoi tu t’es senti obligé d’en faire autant ? Et, au passage, ne te lance jamais dans le théâtre, hein… »
Le responsable des quais fit la grimace : « C’est stupide, en fait… »
Kirun leva les yeux au plafond en silence, son attitude indiquant clairement qu’elle partageait cette analyse mais que ça ne répondait pas à la question.
« J’ai entendu parler de ce qu’il s’est passé avec les peintres, l’autre jour. »
Cette fois-ci, Kirun le regarda avec attention. Elle ne voyait pas bien le rapport entre le groupe de ra qui s’était battu dans la cuisine quelques jours plus tôt, et un chargement abîmé.
« Je ne voulais pas que tu penses que je ne prenais pas tes commandes au sérieux, sous prétexte que ce ne sont pas des exportations ou qu’elles coûtent de l’argent au lieu d’en rapporter. »
Kirun le fixait toujours, perplexe : « Ca ne me serait même pas venu à l’idée. »
« Je t’ai dit que c’était stupide. Mais bon, je n’avais pas envie d’être exclu de la cuisine. »
Kirun secoua la tête, mi-amusée mi-contrariée : « Tu as raison. C’est stupide. Je ne te tiendrai pas pour responsable des erreurs d’un autre. » Elle marqua une pause. « Qu’est-ce que tu as vraiment dit au fournisseur ? »
Son interlocuteur hésita avant de se lancer : « Qu’il ne serait payé pour aucune des denrées inutilisables. Et qu’il ne toucherait que la moitié du prix sur ce qui était mal empaqueté mais qu’on pourra récupérer quand même. »
Après une nouvelle hésitation, il ajouta : « Je n’ai pas osé lui dire que nous ne ferions plus affaire avec lui au cas où ça se reproduirait. C’est quand même aussi un grossiste important, et il nous prend une partie de notre production. Même si ça me tentait bien quand j’ai vu la façon dont certains emballages avaient été préparés. »
La cuisinière hocha la tête. Ca paraissait cohérent. Elle se leva : « Je suppose qu’il ne me reste plus qu’à mettre tout le monde au travail pour voir ce qui pourra être récupéré, alors. Vous avez tout mis dans la réserve habituelle ? » Le responsable du quai hocha la tête. « Bien. Je donnerai la liste à l’intendant quand nous aurons fini et je le laisserai se dépatouiller avec la facturation. »
Derrière elle, une voix nota, un brin ironique : « Trop aimable. »
Kirun sourit au responsable du quai, salua l’intendant qui était arrivé dans son dos, et prit la direction de la cuisine, laissant les deux ra discuter de ce qui, dans l’accident du matin, pouvait vraiment être imputé à l’expéditeur, et des réductions qui seraient donc appliquées sur la facture.
Une nouvelle journée commençait. Objectif du jour : nourrir toute la communauté locale, avec ce qu’il y avait dans les réserves… La routine.
Kirun bifurqua dans le tunnel vers la cuisine en fredonnant tout bas.
Elle n’allait certainement pas l’admettre devant quiconque mais, pour un peu, elle aurait presque remercié le ra négligent ou l’automate déréglé qui avait perturbé l’ordonnancement parfait des transports du tramway.
Elle adorait un peu d’imprévu, un zeste de hasard, une larme d’accidentel, un soupçon d’inopiné, un fragment de rêve dans la réalité quotidienne. Juste ce qu’il fallait pour éviter de sombrer dans l’ennui mécanique. Quelques grammes de lakne dans un monde de zbasu.
Oh oui, la journée commençait bien.