La chasse de Satelare

Assise dans l’herbe, les yeux mi-clos, Kirun prenait le soleil, adossée contre le mur du hangar principal.
C’était son jour de repos, et elle l’avait consacré à se gorger avec délectation de chaleur et de lumière.

Décidément, elle n’était pas tcara, mais bien fille de Culno : malgré la taille de la cuisine, le manque d’horizon dans les pièces souterraines de l’exploitation finissait toujours par lui peser ; le bourdonnement sourd du réseau de tramway commençait à hanter ses rêves ; il lui prenait des envies de laisser tomber son kom dans un wagon à destination de ratmidju ; et elle se mettait à voir l’œil de la Crypte dans tout et n’importe quoi.
Dans ces moments-là, c’est-à-dire tous les trois ou quatre jours en général, elle remontait respirer un bon bol d’air, et elle en profitait pour reprendre contact avec lakne.

Oui, bien sûr, les deux énergies étaient complémentaires. Oui, bien sûr, on ne pouvait pas vivre exclusivement de l’une ou de l’autre. Oui, bien sûr, il fallait de tout pour faire un monde, et zbasu avait indubitablement facilité la vie des ra en inspirant tout un tas de choses très pratiques. Oui, bien sûr…
N’empêche que rien ne valait un bon rêve au soleil de lakne.

Kirun sentait le sommeil la gagner, et hésitait à s’y abandonner. Dans son état d’esprit, elle courait un risque non négligeable de se retrouver dans le Monde des Rêves. C’était à la fois terriblement attirant et pas du tout recommandé.
Elle oscillait ainsi, à la limite de la conscience, quand le monde réel la réveilla en sursaut en lui catapultant 35 kilos de ra hurlant et gesticulant dans les jambes.

Kirun ouvrit brusquement les yeux pour voir Isnat s’affaler dans l’herbe devant elle. Et sur elle.
Juste derrière lui, Cancan fit un brusque écart pour éviter les deux ra. Il s’immobilisa un instant, semblant hésiter entre le désir d’achever sa proie – les cornes factices d’Isnat avaient volé dans l’herbe quand il était tombé, mais Cancan tenait encore une pique de bois à la main – et la crainte d’être soudain tombé sur un monstre un peu trop coriace pour lui.

Kirun bougea légèrement les jambes, juste assez pour appuyer là où ça faisait mal, et Isnat comprit le message remarquablement vite, roulant sur lui-même et se dégageant de ses jambes sans qu’elle ait besoin de compléter par un coup de pied.
« Désolé, Kirun. J’t’avais pas vue. On jouait à la chasse de Satelare. »

Kirun se réinstalla confortablement contre le mur : « Il me semblait que l’intendant t’avait puni pour cette histoire de jet de légume pourri. Je crois bien qu’il a parlé d’une interdiction de sortie. Et je suis presque certaine qu’il a spécifiquement mentionné Celifet dans les endroits que tu devais éviter. »
Isnat haussa les épaules avec indifférence : « J’suis pas allé à Celifet. C’est Cancan qui s’ennuyait et qu’est v’nu m’voir. Dis-lui, Cancan. »
Bien calée contre le mur, Kirun ne quittait pas le gamin des yeux. « Tu n’es donc pas allé à l’auberge hier soir. Et tu n’as pas entendu le conteur qui y était de passage raconter tout un tas de vieilles légendes, dont celle de Satelare. Et tu n’as pas envoyé Cancan essayer de se servir dans un des tonneaux. Et Cancan n’a pas été puni, non plus… »
Isnat la regardait, les yeux exorbités. « T’étais même pas là ! Comment t’as… » Il se tut brusquement.

Kirun l’observait toujours avec attention : « Tu as quel âge, Isnat ? »
Désarçonné par le brusque changement de conversation, Isnat réfléchit un instant : « 38 ans. 40. Par là. »
« Et toi, Cancan ? »
L’interpellé aurait visiblement préféré rester oublié dans son coin, mais il marmonna quand même une réponse : « Bientôt 17. »
« Et vous comptez tous les deux rentrer dans les Légions, c’est ça ? »

Le kefalé était passé à Celifet lors de la fête du printemps précédent.
En fin stratège, il avait amené une brigade de légionnaires et quelques automates d’entraînement, et avait laissé les gamins – entre autres – participer à des simulacres de combat. Depuis, Cancan grandissait à vue d’œil.
Difficile de savoir s’il aurait un jour les qualités nécessaires pour faire un légionnaire, mais il en rêvait visiblement très fort. Il hocha la tête en réponse à la question, puis parut hésiter : « Dès que mes parents me laisseront partir… »
Kirun tourna la tête vers Isnat : « Toi aussi ? »
L’intéressé redressa le menton d’un air belliqueux. « Ben oui ! Pourquoi pas ? Vous arrêtez pas de me dire que je dois grandir, devenir adulte, tout ça, alors ça doit vous faire bien plaisir… ».

Mais Kirun se contenta de bouger légèrement les épaules pour retrouver sa position d’origine contre son mur, et ferma les yeux.
Les deux garçons échangèrent un regard, perplexes. Quoi ? C’était tout ? Pas de punition ? Pas de sermon ? Pas de menace de les dénoncer à l’intendant ou aux parents de Cancan ? Rien du tout ? Pour un peu, ils se seraient sentis floués.

Après un instant de flottement, ils commencèrent à s’éloigner, incertains.
« Cancan ? » La voix de Kirun les figea sur place. Ils se retournèrent d’un bloc, mais la cuisinière n’avait pas bougé. Elle semblait toujours dormir, assise au soleil.
« Euh…. Oui ? »
« Quoi qu’en disent les conteurs, Satelare n’a jamais attrapé Ser’I Ni, le grand jrada’a. Il s’est laissé détruire par son obsession et est devenu fou à lier. Aucun dispensaire n’a pu le soigner, et c’est finalement un chamane des Monts de Givre qui lui a offert l’Oubli. »
Isnat et Cancan se regardèrent, un peu gênés. Ça ne se faisait pas de parler comme ça d’un chasseur héroïque, d’une légende parmi les légendes.
« Euh… T’es sûre ? »
Kirun ne donna aucun signe qu’elle avait entendu la question.
Après un nouvel échange de regards, les deux compères s’éloignèrent d’un commun accord pour jouer plus loin. Là où aucun adulte ne risquait de leur faire des remarques perturbantes.
Les reproches, passe encore, ça faisait partie du jeu, mais Kirun ne suivait pas les règles, et ça, ce n’était vraiment pas juste.