Bien avant de recevoir la désignation pompeuse de « chef-lieu de district », Celifet avait été un point de rassemblement pour les ra pendant des siècles. Peut-être même des éons.
Et puis, un jour, un fonctionnaire quelconque d’Hoslet avait décidé qu’il fallait définir un district pour cette zone à trois heures de branaz de la principale ville du kastron, et son choix, pour des raisons connues des seules Brumes, s’était porté sur Celifet.
C’était essentiellement un vaste champ vaguement trapézoïdal, que longeait sur son plus grand côté la vieille route du Khan, et qui se distinguait nettement des terres environnantes par son absence totale de végétation et la dureté de la croûte de glaise séchée qui le recouvrait.
Dans cette région dédiée à l’agriculture, une terre stérile n’éveillait guère de convoitise, et les habitants des exploitations voisines y avaient naturellement trouvé un terrain neutre où se retrouver, pour faire la fête ou échanger les dernières nouvelles.
Il faut dire que les exploitations produisaient toutes sensiblement le même type de produit. Elles ne commerçaient donc guère, mais importaient ce qui leur manquait de la Ville via le réseau ferré qui transportait leurs productions jusqu’à Ratmindju. À moins d’être sur le même tronçon, leurs habitants n’avaient donc guère de contacts avec les autres fermes de la région. Ils remédiaient à leur relative solitude en se retrouvant périodiquement à Celifet.
La présence d’un relais de branaz à l’un des « angles » garantissait également qu’on pouvait y croiser à tout moment, ou presque, des voyageurs venus des quatre coins du Khanat. Et y boire tranquillement un petit quelque chose que les contremaîtres n’auraient pas forcément vu d’un bon œil.
Le relais était d’ailleurs la seule structure à peu près pérenne de Celifet.
Le kastron faisait périodiquement des tentatives pour reconstruire ou rénover quelques bâtiments pour ses fonctionnaires, mais les propriétaires des alentours n’étaient pas particulièrement désireux d’aider les percepteurs d’impôts à s’installer trop près de chez eux, et les constructions retombaient vite à l’abandon faute d’entretien ou de matières premières. Quant aux quelques spécialistes trop coûteux pour une seule exploitation, ils étaient soit invités spécialement de la ville pour une durée plus ou moins courte, soit logés à l’année – aux frais de l’ensemble des propriétaires – par les gérants du relais.
Pour l’heure, la foule des grands jours se pressait dans la poussière au pied de l’estrade installée le long de la route : surplombant ses administrés, au milieu des bannières de son kagnivo qui claquaient dans le vent, le kefalé prononçait un discours.
Un bon discours, d’ailleurs. Kirun l’écoutait distraitement, préférant se concentrer sur le public plus que sur l’orateur. C’est à ça qu’on reconnaît un bon discours : quand l’assistance semble suspendue aux mots qui coulent de la tribune, quand les rires et les frémissements se déclenchent à l’unisson, sur un mot, un geste, voire une simple inflexion dans le ton du beau parleur perché là-haut. Oh oui, c’était vraiment un bon discours. Presque tous les ras présents vibraient aux paroles de leur kefalé, qu’ils soient saisonniers, employés depuis de longues années ou propriétaires d’exploitation, natifs des plaines ou d’ailleurs, chargés de souvenirs ou à la mémoire légère, interfacés ou non, ucikara, tcara et même runzatra.
Les seules exceptions étaient les enfants – qui, de toutes façons, ne s’intéressaient jamais aux discours – et les journaliers. Ceux qui ne venaient dans les plaines que le temps de gagner de quoi payer un entraîneur ou un appartement à Natca. Ceux qui rêvaient de la gloire des combats, de l’honneur gagné dans l’Arène, et se souciaient bien peu de la soi-disant gratitude que le Khanat éprouvait pour ceux qui le nourrissaient et dont le kefalé prétendait se faire l’écho.
Kirun commençait à se demander si celui qui avait rédigé ce discours si parfait n’avait pas fait une boulette. Certes, les journaliers n’avaient pas leur mot à dire sur la direction du kastron – que, par définition, ils ne faisaient que traverser à un rythme plus ou moins rapide – mais ils s’exprimaient autant, si ce n’est plus, que les autres lors des repas ou des réunions, et leur avis était toujours écouté. Oui, moqué aussi, parfois, mais quand même. Certains finiraient peut-être par trouver leur rêve à Courtoisie ou ailleurs, et par acquérir un certain pouvoir, voire par monter assez haut au sein d’un kagnivo concurrent. Et ils se souviendraient peut-être de ce jour, et d’avoir été ignorés par ce ra si fier dans sa belle tenue, au milieu de ses bannières. Et la décision finale du choix du kagnivo qui gérait un kastron se faisait toujours à Va’itu’a. Quoi qu’en disent les gens des plaines.
Kirun observait les journaliers. Ceux qui migraient progressivement vers l’extérieur de la foule, écœurés ou simplement pas intéressés.
Et ceux qui se rapprochaient de l’estrade…
Et puis, le ton du kefalé changea. Finalement, son secrétaire avait bien fait son travail. D’un large geste, il invita tous les présents à faire le plein aux stands qui proposaient à boire et à manger – comme s’il avait été pour quoi que ce soit dans l’organisation de la fête du printemps – et à le rejoindre ensuite à l’autre bout du champ, où ses légionnaires allaient parader, et où ceux qui le souhaitaient pourraient affronter des automates d’entraînement, voire des membres de son kagnivo.
Cette fois-ci, les journaliers se joignirent à l’ovation avant de se diriger, avec plus ou moins de précipitation, dans la direction indiquée. Kirun ne vit ni Isnat ni Cancan parmi eux, mais elle ne doutait pas un instant qu’ils se débrouilleraient pour être aux premières loges.
Elle secoua la tête, désabusée, et prit la direction des stands sans se presser. Les juges pour les tartes aux klum avaient dû écouter le discours, comme tout le monde. Il leur faudrait un moment avant de pouvoir commencer la dégustation.
Elle sourit en voyant que plusieurs intendants prenaient également leur temps pour rejoindre les tentes où ils signeraient les contrats pour l’année. La fête du printemps était traditionnellement, au moins dans les plaines, le moment où se lançaient les choses importantes. Les mariages (même si les préliminaires avaient généralement commencé à la fête du printemps de l’année d’avant… voire même quelques années plus tôt), les associations et organisations, et bien sûr, le renouvellement des contrats annuels pour les saisonniers.
Mais, cette année, personne ne signerait quoi que ce soit avant d’avoir vu le spectacle des légions.
Kirun, elle, avait un contrat perpétuel. Pas besoin de renouvellement. Elle salua poliment de la tête les intendants, et continua son chemin en repensant à ce qu’elle venait d’entendre. Oui, décidément, un bien bon discours.