Note : Cette histoire a commencé, comme beaucoup de choses, autour d’un bon repas. Cette fois-ci, c’était dans un restaurant de l’InfrA, le « Khan attablé ». Même si les habituées l’appellent le Kan’tal ou le Kan’talé, eu égard aux lettres effacées sur l’enseigne. Mais cela n’a aucune importance pour la suite du récit. C’était juste pour parler…
« Moi, je te dis que c’est l’occasion idéale de prouver que Bedfund’i est une pluknai de première !
– Et moi, je crois surtout que tu cherches une bonne occasion de jouer avec des tonnes d’explosif. T’as toujours pas digéré que les pontes de l’InfrAcadémie t’aient interdite de travaux pratiques après ta dernière démonstration…
– D’abord, c’était pas de ma faute ! Et ensuite, les deux étudiantes qui ont été tuées par l’explosion avaient un contrat RevInc. Elles n’ont pas raté plus de deux jours de cours. Je leur ai expliqué, à toutes ces soi-disant expertes : c’était for-ma-teur. Je te garantis qu’aucune de mes élèves cette année-là ne manipulera plus d’explosifs n’importe comment.
– Formateur. Ben voyons. Ta petite expérience a quand même soufflé deux salles de l’InfrA. D’ailleurs, tu en où du remboursement des réparations ? »
Ekk avait ignoré la question et repris avec insistance. « Allez, Beln ! Je sais bien que t’en meurs d’envie autant que moi… »
Beln’ofred’al, plus connu de ses amis sous le cognomen de Beln, avait lorgné un long moment sa vieille comparse, mais Ekk avait raison bien sûr. Elles se connaissaient toutes les deux depuis bien trop longtemps, et elles éprouvaient la même passion pour tout ce qui faisait boum. De préférence à grande échelle. Il avait donc soupiré, secoué la tête, et concédé sa défaite.
« C’est bon, t’as gagné. Je t’accompagne.
– Ue’i !
– Mais je veux voir ton contrat RevInc avant qu’on parte ! Pas question que je retourne t’attendre deux décennies au Dispensaire parce que t’as oublié de payer un contrat !
– Bien sûr, bien sûr… Tout ce que tu veux… »
Et c’était comme ça que Beln s’était retrouvé au Roc aux Oiseaux en compagnie d’Ekk et de quelques unes de ses élèves aussi enthousiastes qu’elle. Ou aussi dingues, allez savoir.
L’aventure avait d’ailleurs commencé un peu plus difficilement que prévu. D’aussi loin que Beln se souvînt, la zone autour du Roc avait toujours été plus ou moins marécageuse. Le Tsari’e était peut-être un fleuve puissant en amont, mais il prenait ses aises dans le Delta, effaçant joyeusement la frontière entre des notions pourtant aussi antagonistes que terre ferme et eau libre. Ça n’avait pourtant pas empêché les ra de la région de reconnaître depuis longtemps plusieurs trajets permettant de rejoindre le Roc plus ou moins à pied sec. En tous cas, à ventre de monture sec, et donc à pied sec pour leurs cavalières si celles-ci ne laissaient pas trop leurs jambes traîner. Mais ça, c’était avant. Avant la Grande Marée qui avait inondé la région, submergé les galeries basses du Roc, et remodelé une bonne partie du paysage du Delta. Les guides locaux prétendaient d’ailleurs que la zone bougeait toujours et que c’était la raison pour laquelle aucun itinéraire stable n’avait encore été identifié. Beln avait tendance à les croire, car la plupart des caravanes auraient payé cher pour retrouver le confort relatif des précédentes traversées. Mais pour l’heure cela signifiait qu’elles avaient dû avancer en pataugeant plus ou moins profondément dans les eaux saumâtres. Et que toutes les montures avaient été réquisitionnées pour porter les explosifs, ceux-ci supportant encore moins bien que les ra le contact prolongé avec l’eau. C’est donc passablement trempé et fatigué que le groupe était finalement arrivé à destination à peine deux jeftu après l’inondation.
Mais rien de tout cela n’avait entamé leur enthousiasme, et elles s’étaient bien vite réparties les tâches : trouver où dormir, de quoi manger, vérifier l’état de leur précieux chargement, récupérer autant d’informations que possibles sur la Grande Marée, son trajet et ses effets, auprès des ra locales, et, dans le cas d’Ekk, partir à la recherche du groupe d’étude sur l’hydrologie et les phénomènes de marée pour leur proposer son idée géniale. Beln n’était toujours pas entièrement convaincu par son raisonnement, mais il n’allait pas se priver de l’occasion pour autant. Il laissa donc les étudiantes gérer l’intendance et se chargea de la collecte de renseignements. Il s’avéra vite cependant que les ra présentes à ce niveau n’avaient guère d’éléments de première main, et les rumeurs déformées qu’elles rapportaient valaient encore moins que les dépêches parcellaires parvenues jusqu’à Natca. Elles confirmèrent néanmoins que la Grande Marée avait été totalement inattendue, qu’elle était venue de la mer et pas d’un changement dans le flux du Tsari’e, qu’elle avait inondé toute la zone en aval du Roc et un peu au-delà, et surtout qu’elle avait noyé toutes les galeries basses du Roc. C’était surtout ce point qui alimentait les conversations car beaucoup de ra avaient perdu des denrées ou du matériel dans la catastrophe, voire la vie, et toutes les mortes n’avaient pas encore reparu à l’unité locale de RevInc ou au Dispensaire. Comme souvent dans ces cas-là, tout le monde blâmait le kagnivo local de n’avoir pas mieux anticipé les événements, de n’avoir pas mieux géré l’évacuation de l’eau, de n’avoir pas mieux indemnisé les habitantes ou les commerçantes, de n’avoir pas… Bref. Les ra se plaignaient et ne racontaient pas grand-chose d’utile.
Beln rejoignit son groupe en espérant que d’autres aient eu plus de succès ailleurs. À son grand plaisir, la logistique se révéla effectivement à peu près organisée. De toutes façons, Ekk et lui avaient l’habitude de se contenter de peu, et une bestiole tuée par une explosion avait le double avantage de ne pas être dangereuse pour les artificières et d’être déjà plus ou moins cuite. Il fallait parfois un peu parer certains morceaux vraiment cramés, mais c’était tout à fait comestible. Par contre, Ekk revint peu de temps après en pestant et en affublant des individus non identifiés d’un certain nombre de qualificatifs absolument pas flatteurs.
« J’en déduis que le comité n’a pas été convaincu par ton idée… » Beln n’était pas vraiment ironique. Mais un peu quand même. Ekk n’avait jamais été diplomate, et son ami se demandait même parfois comment l’ancienne chasseuse avait réussi à enseigner à l’InfrAcadémie. Certes ses feux d’artifice avaient été renommés bien au-delà du Roc lorsqu’elle y vivait, mais le but des explosifs n’était pas tout à fait le même. On se fichait que l’explosion fût belle, ou que la forme en répondît à des critères techniques compliqués, encore fallait-il qu’elle fût efficace. Et l’idée de son amie était quand même un peu farfelue, même selon les critères locaux. Elle s’était en effet basée sur la théorie selon laquelle l’efficacité d’une explosion dépendait justement d’un certain nombre d’aspects symboliques : par exemple, la boule de feu qui en résultait s’opposait à la platitude du sol et c’était l’affrontement entre la rotondité et la linéarité qui causait la désagrégation du dit-sol. Ou matériau quelconque. Elle préparait donc ses explosions en fonction de tout un tas de critères de forme, de couleur, et autres, pour répondre à l’objectif fixé. Et là, pour empêcher une Grande Marée de revenir envahir le Roc, elle avait décidé que le meilleur moyen était une déflagration verticale (par opposition à l’horizontalité de la mer), de couleur rouge (par opposition au vert de la mer), avec des motifs de vagues descendantes (par opposition à… Ah non. Là, Beln n’avait pas bien compris pourquoi il fallait des vagues, alors qu’on en trouvait en mer), et un motif en forme de sinamru quelque part au milieu de tout ça pour symboliser le Roc et ses habitantes et effrayer la Marée. D’après Ekk, il n’était même pas nécessaire de l’utiliser contre une nouvelle Grande Marée : le faire contre une marée normale suffirait, puisque la mer retiendrait la leçon et ne viendrait plus s’y frotter.
Mais le comité n’avait même pas écouté. Comme si Ekk n’avait pas fait partie des meilleures artificières du Roc à une époque. Comme si elle n’était pas maintenant une enseignante respectée de l’InfrA (Beln avait vite transformé un éclat de rire en fausse quinte de toux). Comme si elle ne s’y connaissait pas mieux en explosifs que toutes ces idiotes qui ne s’intéressaient qu’à ce qui provoquait la Marée. Comme si…
« Et elles t’ont donc interdit toute expérience ? » Beln avait profité d’une très courte pause pendant laquelle son amie cherchait ses mots.
« Hein ? Non. Penses-tu. Elles m’ont juste dit que mon idée était stupide. Alors que je n’avais même pas commencé à leur expliqué les combinatoires de… !
– Donc on peut faire toutes les expériences stupides qu’on veut du moment que ça ne perturbe pas leurs réflexions…
– Mes expériences ne sont pas… ! »
Ekk s’était interrompue en pleine tirade, et sa bouche s’était lentement ouverte en un immense sourire tandis qu’elle réfléchissait à ce que venait de dire Beln.
« Oui, oui, oui. Tu as raison. Il ne faudrait pas que nous perturbions leurs réflexions. Il vaudrait d’ailleurs vraiment mieux faire nos expériences en-dehors du Roc pour ne pas les gêner.
– Oui. Ça serait mieux en-dehors du Roc Par exemple, près de la ligne habituelle des marées.
– Tout à faire. On ne les gênerait pas, si on allait près de la ligne habituelle des marées.
– C’est vrai, elles pourraient réfléchir tranquillement.
– Très tranquillement.
– Et si on voit quelque chose qui pourrait expliquer la Grande Marée, bien sûr, on viendrait le leur dire.
– Tu crois ? Il ne faudrait pas les empêcher de réfléchir… »
Les deux ra échangèrent un sourire moqueur. La poignée d’étudiantes qui les avait accompagnées souriait aussi. Après tout, personne ne leur avait interdit de faire exploser des choses. On allait pouvoir s’amuser.
Il fallut quand même deux jours de plus pour compléter la liste des ingrédients et matériels qu’Ekk considérait comme indispensables pour mener à bien son idée. Et Beln rajouta lui aussi un certain nombre d’éléments à la liste : si Ekk était la théoricienne et la conceptrice, Beln possédait un vrai savoir faire lorsqu’il s’agissait de mettre en œuvre tout ça à grande échelle. On ne parlait pas d’un feu d’artifice, là. On parlait d’une explosion contrôlée sur un large front de mer. La coordination et le minutage allaient être cruciaux. Elles passèrent aussi pas mal de temps à s’assurer que les étudiantes avaient bien compris ce qu’on attendait d’elles. Même si Ekk n’avait amené que des ra très motivées et déjà bien formées, il n’y aurait qu’un seul essai. En effet, Ekk craignait que la mer ne comprenne ce qui se tramait contre elle et n’envoie une nouvelle Grande Marée détruire tous leurs préparatifs. Il faudrait donc tout installer entre deux marées hautes, sans possibilité de répétition ni de tests. Parmi les contributions additionnelles de Beln, il y avait d’ailleurs une carte à peu près mise à jour de la nouvelle ligne de marée, qui fut bien vite surchargée de symboles, de flèches, et d’annotations variées. Et au jour dit, tout le matériel soigneusement empaqueté fut chargé sur un petit troupeau de montures, et la caravane prit la direction de l’estran.
Ekk avait complètement oublié sa déconvenue administrative et fredonnait sans suite en avançant. Beln vérifiait qu’aucune monture ne s’égarait et humait à pleins poumons l’odeur de vase et de végétaux en décomposition si différente de l’atmosphère aseptisée de l’Infra. Et les étudiantes suivaient de leur mieux en révisant leurs assignations respectives. Il n’était pas évident d’identifier précisément, dans le marécage du Delta, la partie qui était recouverte par la mer à marée haute, de celle qui était recouverte par le Tsari’e autrement. Mais avec la carte de Beln et les indications d’un certain nombre de pêcheurs, le groupe arriva bientôt à l’endroit où il devait se disperser. Ekk se lança aussitôt dans un petit discours improvisé.
« Nous toutes, aujourd’hui, allons réussir un exploit qui va changer la face du Khanat ! Quelque chose dont on parlera dans les Éons et les Éons ! Un monument à la gloire du génie des ra et de la supériorité des Rêves sur le monde ! Nous allons arrêter la Marée et apprendre à la mer à obéir aux lois que nous lui imposerons ! Et on se souviendra de nos noms dans les Éons des Éons, je vous le garantis ! »
Quand elle commença à se répéter, Beln intervint doucement. « La marée commence à reculer, on dirait. Il est temps d’y aller. »
Ekk lui lança un regard interloqué puis se retourna dans la direction de la haute mer. « Alors tout le monde à son poste ! Le Khanat nous regarde ! »
Et ce fut le début de plusieurs heures de travail éreintant dans la boue, la vase, l’eau plus ou moins profonde et parfois quelques îlots de terre à peu près ferme. Il fallait positionner précisément les explosifs sur des perches plantées dans le sol, ou en les accrochant à des ballons qui devaient flotter au-dessus de positions rigoureusement calculées. À regret, Ekk avait reconnu qu’il serait impossible à leur équipe réduite de repousser la marée sur un large front, et elle s’était donc concentrée sur ce qu’elle considérait comme la zone la plus symbolique pour protéger le Roc aux Oiseaux. Cela constituait quand même un ruban de plusieurs centaines de mètres de long et toutes les ra avaient fort à faire pour tenir les délais. Entre outils cassés ou perdus dans la gadoue, montures en fuite après avoir croisé une bestiole trop étrange à leur goût, erreurs suite à une lecture de la carte à l’envers, voire questions indiscrètes d’un pêcheur de passage qu’il avait fallu éloigner sans trop le froisser ni attiser sa curiosité, Beln s’inquiétait qu’elles ne soient pas prêtes pour le retour de la marée. Il finit pourtant de vérifier la position de sa dernière série d’explosifs, se redressa en massant son dos douloureux, et consulta l’heure sur son kom. Il avait réussi ! Il avait même presque 10 minutes d’avance sur l’horaire prévu ! Il scruta le paysage autour de lui, notant avec satisfaction les étranges œuvres nées du génie d’Ekk. Que ça fonctionnât ou pas, ça allait être un sacré show. Il rejoignit en pataugeant l’un des îlots à peu près secs qui permettaient de surveiller toute la zone et où son amie avait installé son centre de commandement. Autour d’elles, les autres ra du groupe se dirigeaient dans la même direction, et elles furent bientôt toutes rassemblées autour de leur cheffe qui procédait aux derniers contrôles. Elle finit par relever la tête, les mains sur les commandes, les yeux fixées sur la vague d’une marée normale qui approchait.
« À nous deux la mer ! »
On aurait pu faire mieux comme phrase historique, songea Beln. Puis les explosions enflammèrent le ciel.
Le ra battit des paupières pour s’éclaircir la vue. Il lui fallut un moment pour reconnaître un plafond à peu près blanc devant lui. Ou plutôt au-dessus, puisqu’il était présentement allongé. Près de lui, quelqu’un répétait avec une patience infinie : « Bienvenue à RevInc. Tout va bien. Vous venez de connaître la mort. Grâce à notre contrat, vous êtes heureusement revenu dans le Khanat. Tout va bien. Prenez le temps de vous réhabituer à votre corps. Il est normal que vous ressentiez des troubles passagers. Tout va bien. Bienvenue à RevInc. »
Beln s’assit brusquement tandis que ses derniers souvenirs lui revenaient. Un vertige faillit le renvoyer sur la couche qu’il venait de quitter, mais il lutta et réussit à rester conscient.
« RevInc ? Où ça ?
– Bienvenue à RevInc. Tout va bien. Prenez le temps de vous réhabituer à votre corps.
– Oui, oui, je sais tout ça, c’est bon. C’est pas mon premier revif. Je suis où ?
– Vous êtes à l’antenne RevInc du Roc aux Oiseaux. Grâce à notre contrat…
– Oui, oui, je sais. Remettez m’en un nouveau tout de suite d’ailleurs. »
Beln jeta un œil autour de lui. Il aperçut un visage vaguement familier sur l’une des autres couches de revif, mais il lui fallut quelques instants pour l’identifier comme l’une des étudiantes d’Ekk. Et d’ailleurs, puisqu’on parlait de celle-là…
La porte de la salle de revif s’ouvrit brusquement et Ekk entra, presque en courant, et en agitant les bras : « T’as vu ça ? C’était génial, non ?
– On a arrêté la marée ? »
Ekk s’arrêta un instant, comme si elle n’avait pas réfléchi à la question auparavant. « Euh… Non. Je ne crois pas. En tous cas, il y en a eu au moins une autre depuis. Mais franchement, t’as vu le sinamru ? Je crois que je n’en avais jamais fait un aussi beau ! Il faudra qu’on remette ça un de ces jours !
– C’est vrai qu’il était vraiment super. Je crois bien que c’est sa queue qui nous a tuées, d’ailleurs.
– Ouais. Je crois aussi. Probablement un des ballons qui a bougé lors de la première vague d’explosions. Il faudra que je trouve de meilleurs câbles d’ancrage pour la prochaine fois.
– Prochaine fois ? On n’est pas en état d’arrestation pour expériences interdites ? »
Beln n’était pas convaincu. Même si on s’amusait toujours beaucoup avec Ekk, elles avaient quand même fini un certain nombre de fois devant la Légion locale ou une milice quelconque pour troubles de l’ordre public ou dégradations de biens d’autrui. Mais son amie balaya cette inquiétude de son haussement d’épaules habituel.
« Nan. Vu que le comité n’avait rien interdit. Et qu’on a quand même fait une super belle explosion. Et je crois aussi que les poissons grillés ont bien aidé.
– Les poissons grillés ?
– Ouais. La marée a ramené plein de poissons grillés par l’explosion dans le village de pêcheurs à côté. Ils sont délicieux. Les poissons, hein, pas les pêcheurs. Du coup, il y a fiesta dehors pour tout manger. Tu viens ?
– Carrément ! »
Beln se mit debout, vérifia un instant son équilibre, puis suivit son amie en riant de sa description volubile de son sinamru, et de comment elle ferait encore mieux la prochaine fois. La Grande Marée n’avait qu’à bien se tenir.