Mais qu’est-ce que je foutais là ?
C’était au moins la vingtième fois que je me posais la question, et la réponse était toujours la même : je n’avais pas voulu passer pour un pluknai d’ucikara tout juste débarqué de ses montagnes avec son interface toute neuve.
Et donc, j’avais suivi ma bande de collègues dans ce… cet endroit. J’avais même pas été fichu de lire le sigle lumineux au-dessus de la porte.
Et bien sûr, je n’allais pas demander à quelqu’un de me traduire l’écriture sacrée, hein.
Pluknai…
Et je me retrouvais donc dans une alcôve sombre, entouré de ra que je ne connaissais pas plus que ça, à regarder des ra que je ne connaissais pas du tout s’effeuiller avec plus ou moins de conviction.
Autour de moi, dans l’obscurité, j’entendais de drôles de bruits.
Quelques objets avaient circulé un peu plus tôt. Des bouteilles, des sachets de différentes couleurs et textures, des tubes d’où filtraient d’étranges lumières, des pipes aux formes étranges.
J’avais pris, un peu au hasard, une bouteille qui contenait un liquide sirupeux et un peu âcre.
J’avais réussi à ne pas crachoter ma première gorgée, et depuis j’évitais soigneusement de la porter à nouveau à ma bouche.
Pluknai.
Une tcara se trémoussait sur la scène.
Je supposais que ses déhanchés étaient censés être suggestifs. Moi, ça me donnait surtout envie de me trouver ailleurs.
Mais les coups d’œil discrets que je jetais à droite et à gauche ne me montraient que des ra complètement subjugués, voire plus si affinités. Ou alors très occupés à mettre en pratique ses suggestions entre spectateurs…
Je me sentais m’enfoncer de plus en plus dans mon siège. Me raidir.
Pourvu que personne ne remarque mon malaise.
Pluknai.
Le temps passait lentement.
De plus en plus de mes voisins, ceux de mon alcôve comme ceux que je ne faisais que deviner derrière les cloisons, oubliaient la scène et se plongeaient… hum… les uns dans les autres. Si j’osais dire.
Heureusement, personne ne m’avait fait d’avances.
Finalement, le spectacle officiel était peut-être encore le moins perturbant.
L’ucikara dénudé finit de prendre la pose pour mettre en valeur sa… musculature, et repartit en coulisse.
Comment pouvait-on faire ça ? Quel intérêt ?
Je voulais bien admettre que je ne connaissais rien à la Ville. Que ce n’était pas mes habitudes. Ma façon de vivre.
Mais quand même…
Je soupirais en tentant de rester discret. Et de ne pas trop respirer de bouffées colorées.
Mais qu’est –ce que je foutais là ?
Le numéro suivant mettait en scène un runzatra.
Je n’y connaissais pas grand-chose, mais ça n’avait pas l’air de ressembler aux numéros précédents.
D’abord, la musique était singulièrement triste.
Et puis, il ne se contorsionnait pas dans tous les sens.
Il se contentait d’enlever un vêtement à la fois – des vêtements presque classiques, rien à voir avec les fanfreluches de scène des “artistes” précédents – très lentement.
Et, à chaque fois qu’il déposait soigneusement une pièce sur le tabouret à côté de lui, il se tournait légèrement.
Il n’y avait pas de sensualité dans ses gestes. Rien qu’une infinie tristesse.
Du moins me semblait-il.
Mais après tout, je n’étais qu’un pluknai et je n’y connaissais rien. D’ailleurs, autour de moi, personne ne semblait s’intéresser au runzatra.
Lorsque le runzatra déposa la dernière pièce de sa tenue, il tournait complètement le dos au public.
Un instant, je le regrettai : une vague question sur la sexualité, ou l’asexualité, des runzatra me traversa.
Ça devait être cet endroit qui me faisait penser à des trucs bizarres. En tous cas, pas moyen de voir comment il était fichu devant.
Et puis, il commença à se rhabiller.
Tout aussi lentement. Un vêtement à la fois.
En continuant son tour sur lui-même aussi.
Sauf que ses vêtements avaient quelque chose de bizarre.
Il m’a fallu un moment pour réaliser qu’il s’agissait d’éléments féminins. Et que la musique aussi avait changé, à un moment ou à un autre. Elle avait un côté… je ne sais pas… moins mélancolique. Plus doux.
Lorsqu’il, ou elle – je ne savais plus, s’est enfin retrouvé face à nous, c’était devenu une runzatra.
Habillée normalement. Pour une ra.
Elle nous a salués, et puis elle est repartie tranquillement vers les coulisses, en abandonnant les vêtements qu’elle portait en arrivant.
J’ai hésité à applaudir. Je ne comprenais pas bien ce qui s’était passé.
Mais autour de moi, tout le monde avait l’air de s’en foutre éperdument.
J’étouffais.
Alors j’ai fini par sortir dans ce que les ra d’ici appellent la nuit, mais qui n’est jamais que les heures où on ne bosse pas. Avec une infime variation de l’éclairage artificiel, peut-être.
Aucun de mes collègues n’a remarqué mon départ. Et puis, si c’était le cas, franchement, je m’en balançais.
J’avais besoin de marcher, alors je suis rentré chez moi à pied.
Avec l’impression d’avoir vu quelque chose de spécial et de n’avoir rien compris.
Pluknai.