Il passait d’un ra à l’autre, identifiant distraitement leur race, leur genre, leur caste. La plupart portaient la tenue neutre des Oublieux, mais il aperçut néanmoins les couleurs caractéristiques d’un clan N’Shali N’Bhali, et l’armure d’un légionnaire. Une musique légère mais vaguement obsédante tapissait le fond sonore tandis qu’il continuait sa progression au milieu du décor étrange et pourtant familier. Il se sentait léger. Pas vraiment euphorique, mais vaguement impatient quand même. Finalement, il parvint devant un ra apparemment quelconque, mais qui amena cependant un sourire sur ses lèvres. Quelque part, une voix souffla quelque chose qui ressemblait à « ai mi tolsti ! ». Il était temps de se réveiller.
La sensation était… bizarre. Lumière et ombre mêlées. Des formes parfois douloureusement acérées, et parfois si floues qu’on ne savait plus où elles se fondaient les unes dans les autres. Des signes qui auraient pu être des lettres. Ou des dessins. Ou rien du tout. Symétrie créée et aussitôt brisée. Et finalement…
Le paysage vallonné s’étendait autour de lui, se perdant au loin dans une espèce de brume de chaleur. Sur le léger mamelon, près de lui, se tenait un ucikara qui lui adressa quelques mots incompréhensibles, mais à la sonorité plutôt amicale.
Sa perplexité dut se lire sur son visage, ou dans son maintien, car l’ucikara reprit dans un langage un peu plus intelligible : « Sois le bienvenu. Le Khanat se reconstruit maintenant et ici. Malgré l’influence du lirri’a et les incertitudes, nous allons rebâtir notre monde. Et tu peux nous aider. Bienvenue, bienvenue. » Le discours de l’ucikara pouvait paraître un peu décousu de prime abord, mais il finit par en ressortir que les ra se regroupaient en ce lieu pour reconstruire le Khanat, leur monde, détruit par les Brumes.
Alors il rejoignit la petite communauté, et il apprit, ou il ré-apprit comme se plaisaient à le répéter certains des ra arrivés les premiers, quelques techniques de base. Cueillir des fruits, récolter des baies ou des céréales, et en faire un bon repas. Une tentative de prélever de la viande sur une bestiole reptilienne, un pendo, se solda par un échec douloureux. Il découvrit vite que la morsure de ces sales bêtes était empoisonnée et pouvait provoquer des spasmes même longtemps après qu’il ait échappé à leur vindicte. Il se borna donc pendant quelque temps à alimenter les cuisiniers du camp en produits végétaux divers, ou à amener des gedja au moulin lorsque Tydorss rouvrit celui-ci, et à regarder d’un sale œil les pendos qui pullulaient un peu partout. Et même lorsque, bien plus tard, il eut découvert qu’on pouvait voler leurs œufs, il ne s’y hasarda qu’avec une extrême prudence.
Il passa aussi des heures à observer les étranges évolutions des limbe’u, créatures aquatiques qu’on pouvait voir sauter en bonds gracieux au-dessus de la surface du lac voisin, quand on traînait suffisamment longtemps sur le rivage. En théorie, ils étaient comestibles, mais son expérience des pendos ne l’incitait pas à risquer une quelconque action contre eux.
Au fil du temps, il s’éloigna de plus en plus du petit campement. Jamais à plus de quelques heures de marche, mais il explora quand même les environs. On l’avait farouchement mis en garde contre les Brumes, très différentes de la brume légère qui s’accumulait parfois avant que le soleil ne la dissipe, et il se le tint pour dit. Mais elles le fascinaient quand même… Un peu, rien qu’un tout petit peu. Et il finit par se rendre compte que des phénomènes étranges se produisaient dans leur proximité. Des animaux qui n’étaient pas tout à fait conformés comme ils l’auraient dû. Le sol, ou le ciel, ou les deux, qui ne semblaient plus avoir la bonne couleur. Parfois, de grands pans de paysage semblaient carrément avoir disparu, pour reparaître quand on changeait légèrement l’orientation de son regard. Pire, il avait parfois l’impression d’avoir mal alors qu’il n’avait rien fait. Ou de récupérer brusquement alors qu’il n’avait pas reçu d’aide ni mangé de quoi renouveler ses forces. Le pire, en tout cas le plus éprouvant pour ses nerfs, fut sans doute le jour où il tomba sur un nid de pendo apparemment abandonné par son occupante légitime. Il fouilla dedans et y préleva quelques œufs, comme on le lui avait appris, mais se retrouva soudain nez à nez avec la mère furieuse, et apparemment sortie de nulle part. Il tenta de se défendre, mais il était loin d’avoir progressé suffisamment pour faire le poids face à une femelle défendant sa progéniture. Et il aurait donc dû, selon son expérience, succomber à l’attaque et se retrouver, groggy et chancelant, au pied de la petite colline où il s’était réveillé pour la première fois, là où se trouvait l’œuf de revif.
Mais pas cette fois-ci.
La pendo disparut aussi soudainement qu’elle était apparue. Et les blessures qu’elle lui avait infligées avec elle. S’il n’y avait pas eu les œufs cassés au sol – il les avait lâchés précipitamment pour tenter de se défendre – il aurait pu douter de ce qui s’était passé. U’ili, l’ucikara qui accueillait immanquablement tous les nouveaux lui aurait probablement dit, pour la énième fois, que c’était le lirri’a. Comme si ça expliquait tout.
Mais ça n’expliquait rien !
Et puis, il y avait les Rêves…
La plupart étaient plutôt inoffensifs, mais un peu perturbants quand même. Il devait toujours se retrouver plus ou moins dans la même partie du Monde des Rêves, car il lui arrivait souvent de retrouver les mêmes êtres dans des rêves différents. Bien sûr, ce n’était pas des ra, même s’ils leur ressemblaient un peu. Et ils se livraient parfois à des activités franchement ridicules. Mais il sentait que la réalité du Khanat filtrait malgré tout dans ses rêves, parce qu’il y retrouvait des Véloces, alors que personne n’avait même encore essayé de reconstruire un Chemin de Force ; des plats de viande, alors que les pendos faisaient à peu près ce qu’ils voulaient ; ou des bâtiments qui auraient pu venir de Natca… si Natca s’était trouvée à culno.
Il en avait parlé à l’infirmière, Caet, qui l’avait rassuré en lui disant que c’était les souvenirs du précédent Éon qui s’exprimaient ainsi. Que c’était ce qui lui permettait de connaître Natca alors que le Mont d’Ambre n’avait pas encore ré-émergé des Brumes, par exemple.
Mais parfois, ses rêves duraient… duraient… Et il craignait de ne jamais pouvoir s’en échapper et rejoindre le Khanat.
Quand ces moments duraient trop, il en venait à se demander si c’était comme ça qu’il s’était retrouvé coincé dans le lirri’a, la période où les Brumes avaient recouvert le Khanat avant que qui que ce soit ne recommence à le Rêver. Si c’était comme ça qu’il avait Oublié. Alors le prenait une frénésie terrifiée et il oubliait toute prudence dans ses tentatives pour se réveiller.
La clef de la plupart de ses Rêves, ceux dont il se souvenait, semblait être un genre de console de kom, mais il n’était pas toujours facile d’en trouver. Et parfois, elle ne fonctionnait pas. Ou alors, elle fonctionnait mais pas correctement pour quitter le Rêve. C’était les moments les plus frustrants, quand il voyait son monde à portée de main et qu’il ne parvenait malgré tout pas à l’atteindre.
La console permettait quand même, parfois, pas toujours, de se brancher sur un canal de kom. Mais cela restait un ersatz, un pis-aller, voire un piège quand il ne parvenait plus à abandonner le canal pour essayer de trouver une autre console ou de réparer celle qu’il utilisait. Si on pouvait appeler « réparer » ses bidouillages à l’aveugle. Souvent, il lui semblait que le Rêve prenait plaisir à le garder prisonnier, inventant sans cesse de nouveaux moyens de le tenir éloigné du monde.
Mais jusqu’à présent, il avait toujours réussi à se réveiller dans le Khanat. Et heureusement, car c’était là qu’était la vraie vie.