Un banc, dans le parc du Dispensaire. Un runzatra entièrement vêtu de jaune, assis, qui observe les acrobaties de deux melcipni.
Un tcara qui s’approche : il porte la tenue neutre que le Dispensaire offre systématiquement à tous les Oublieux, en attendant qu’un souvenir de leur passé, de leur culture d’origine, ou simplement une affirmation de leurs goûts personnels, les conduise à choisir des vêtements plus typés.
Le tcara ralentit en s’approchant du banc, et salue poliment le runzatra : « Vous êtes Ze Dsispos ? »
Le runzatra se lève à demi pour rendre le salut, avant de se rasseoir : « C’est effectivement le nom qu’on me donne en ces lieux. En quoi puis-je vous être utile ? »
Le tcara s’assied à son tour sur le banc. Les melcipni, sans doute dérangés par le bavardage des ra, se sont cachés dans les feuillages.
« On m’a dit que vous connaissiez toutes les langues du Khanat. »
Le runzatra penche légèrement la tête : « Il serait extrêmement présomptueux de ma part de prétendre à une telle exhaustivité. Surtout si l’on considère la multitude de races et de cultures vivant ou ayant vécu au fil des Éons sous l’égide du Khan, et qui ont pu laisser une trace dans nos langages actuels comme dans les rêves, ou dans divers écrits que l’on découvre parfois jusque dans les endroits les plus surprenants. Sans compter les éventuelles communautés prisonnières d’enclaves dans les Brumes qui pourraient avoir évolué séparément, aussi bien culturellement que linguistiquement, et dont nous n’aurons, par définition, pas connaissance avant de les avoir retrouvées. Néanmoins, je pense effectivement pouvoir converser dans leur idiome avec la plupart des êtres rêvants, et inférer la signification et la construction des dialectes que je ne maîtrise pas à partir de mes connaissances étendues sur de nombreuses langues. »
Le tcara prend quelques instants de réflexion pour digérer la tirade ampoulée, ouvre la bouche, la referme, réfléchit encore un peu puis, lorsqu’il est à peu près certain d’avoir compris, reprend : « Vous connaissez la langue sacrée ? »
Le runzatra prend un air vaguement offusqué : « La langue sacrée est la langue utilisée par les ra qui devinrent les Créateurs, et pour l’action même qui leur valut cette désignation. »
Le tcara regarde le runzatra, l’air d’attendre la suite. Puis, comme celle-ci ne vient pas, il demande : « Ça veut dire oui ? »
Le runzatra cligne des yeux, la surprise gâchant sa pose de savant incompris, et demande, mi-accusateur mi-incrédule : « Vous avez même Oublié les Créateurs ? »
Le tcara hausse les épaules, pas plus gêné que ça : « Je me souviens de comment marcher et parler, au moins en langue commune. Je sais m’habiller et manger seul. Je ne me blesse pas avec les outils que j’utilise. C’est déjà pas mal pour la vie de tous les jours. Et je ne crois pas avoir rencontré un seul de ces “Créateurs”. »
Ze Dsispos se reprend : « Très bien. Les Créateurs sont les ra qui, après avoir reçu la Symbiose, ont créé – d’où leur nom – les premiers runzatra lors de l’Éon de la Technocratie. Vous pourriez dire, de façon certes très imparfaite voire erronée mais dans une image peut-être plus parlante, que la langue sacrée est la langue maternelle de tous les runzatra. »
Puis, avant que l’Oublieux n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, le runzatra ajoute, pas exactement condescendant : « Ça veut dire oui. »
Le tcara ne semble pas avoir remarqué le ton de son interlocuteur. Imperturbable, il demande : « Vous pouvez m’apprendre ? »
Le runzatra jauge le tcara du regard : « Je peux vous l’enseigner. Je ne sais pas si vous pourrez l’apprendre. De plus, vous ne resterez pas toujours au Dispensaire. Peut-être serait-il préférable que vous vous adressiez à l’InfrAcadémie : cela fait typiquement partie des savoirs qu’ils transmettent. »
Le tcara hausse une nouvelle fois les épaules, et fixe le runzatra : « Pour l’instant, je suis au Dispensaire. Et je n’ai rien de mieux à faire. »
Ze Dsispos hoche la tête : « Très bien. »
Il lève la main dans un salut informel : « coi. », puis il se touche la pointrine, « mi’e .zed.dsispos. ».
Après une légère hésitation, le tcara lève la main et répond : « coi, mi’e .sapir. ».