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Rêve d'Île

Archipel Perdu, 54 pavdei 458

Elle ouvrit lentement les yeux, réveillée par le recul des Brumes, et salua alentour, en dépit de l’éternelle absence de réponse. Le grand astre bleu avait fait un cycle complet dans le ciel lorsqu'elle eut terminé.

Elle adorait la caresse du flux et reflux des Brumes sur son visage. Elle ne pouvait pas en dire autant du rapide ressac de la mer sur ses côtes, qui la chatouillait bien trop à son goût ; il est assez difficile de vivre en abhorrant le milieu dans lequel la moitié de son corps est plongé, mais elle tenait le coup bon gré mal gré grâce à ses communions avec les arbres qui poussaient sur ses épaules et sa tête.

Elle était fière de sa végétation ; elle se plaisait à s’imaginer que ses congénères, si tant est qu’ils existaient, lui enviaient sa richesse : ses plus grands arbres dépassaient même la longueur de ses doigts enfoncés dans la vase, tout au fond de l'eau qu'elle détestait tant, s'agrippant pour ne pas se faire emporter par les marées.

Archipel perdu, 107 vondei 2238

Le chaman à la peau intégralement recouverte de tatouages de lianes aux tons ochres s’approcha de l’immense visage recouvert d’herbe qu’il avait remarqué depuis le frêle esquif de pêche qui l’avait amené sur cette île. Du moins, cela ressemblait à un visage, mais son immensité aurait fait passer un boskurji adulte pour un frêle insecte. Après avoir bu une rasade de sa potion de transe, il posa ses mains à plat sur ce qui aurait pu être le bout du nez de la géante et tenta de projeter des images de vie : arbres majestueux, oiseaux mangeant des insectes, rongeurs cachés dans leurs terriers, bancs de poissons échappant à de grands mammifères marins… Il lui semblait que certains thèmes donnaient des réactions fortes, les retours d’images ayant une énergie proportionnelle à la taille du grand être endormi.

Il ne lui arrivait pas souvent de traiter avec le Khan et ses équipes, mais la perspective de mettre la main sur certains ingrédients rares – dont quelques psychotropes dont il aurait l’usage pour diverses expériences dans le Monde des Rêves – l’avait poussé à accepter la mystérieuse proposition qui lui avait été faite quelques jours plus tôt dans une taverne du Roc aux Oiseaux.

Infra de Natca, 105 pavdei 2240

Ctumip courait à perdre haleine, sa vision brouillée de larmes ; sa très petite taille – même pour une tcara – la ralentissait, mais elle compensait par sa hargne et son envie de vivre, de rester elle-même. Elle tractait par la main Clibai, sa meilleure, et probablement maintenant sa dernière élève, une fine tcara aux pommettes saillantes. Leurs recherches dans les archives de l’Infra, l’université de Natca, avaient apparemment déclenché les foudres de la Police des Rêves, et toutes ses autres élèves avaient été bloquées dans la salle même de la bibliothèque où elles étaient entrées en profitant d'un changement de garde. Il y avait fort à parier qu’elles aient toutes été déjà effacées, puis tuées pour un nouveau départ au Dispensaire, sans aucun souvenir de toute cette histoire ni de quoi que ce fût ; probablement que personne ne se souviendrait d’elles non plus. Elle en avait l’estomac au bord des lèvres – Geifak le joyeux quetzara qui parlait aux chiffres, Snoroisip l’ophidra lent mais infatigable, et toutes les autres – mais ce n’était pas le moment de se lamenter sur ce qu’elle ne verrai plus.

L’équipe de recherche de Ctumip avait commencé à mettre le doigt sur certaines activités passées – et peut-être présentes – pour le moins controversées dans l’Archipel Perdu. Si, officiellement, le Khan n’y avait qu’une influence limitée, des incursions secrètes de la Légion d’Airain dans les quarante dernières années auraient tendu à prouver qu’une source d’intérêt particulier s’y trouvait. Le projet avait pour nom de code Bramivrok et semblait se focaliser sur l’étude d’une éventuelle forme de vie basée sur les roches, de taille assez importante si l’on en croyait le nom du projet. Les principaux doutes ne semblaient pas tant porter sur la véracité de la présence de cette espèce, mais plutôt sur la possibilité de Rêve, et donc de Revif, de telles entités.

Quoiqu’il en soit, elle ne pourrait désormais pas en savoir plus par le classique chemin des archives, il lui faudrait se rendre sur place. Sa seule voie pour le moment : la fuite, les poumons en feu, la peur au ventre. Elle entendait les Masques d’Albâtre à leur poursuite, et elle savait qu’ils étaient plus rapides qu’elles. Leur seule chance était de trouver un banc de Brume à mettre entre elles et leurs poursuivants, ce qui n’était pas une mince affaire en plein cœur de Natca, les galeries et salles de la ville souterraine étant bien à l’abri de ce phénomène bien plus répandu en surface.

Cependant, Ctumip connaissait quelques recoins peu connus de l’Infra, et notamment le laboratoire d’un collègue travaillant justement sur le sujet des Brumes. Aussi bifurqua-t-elle dans cette direction, étouffant un cri en se cognant violemment à l’épaule contre un mur dans le virage, mais toujours sans lâcher sa protégée, et surtout sans ralentir. Lorsqu’elle ouvrit la porte du laboratoire – personne ne semblait être dans les parages, heureusement – un filet de Brume s’en échappa. Clibai tira violemment sa main en arrière, prise de panique à la vue du nuage qui risquait de les faire disparaître à jamais. Ctumip lui intima de lui faire confiance : c’était leur seule chance. Elles traversèrent le mince filet de Brume sans plus d’encombre qu’un vague malaise, après quoi Ctumip sortit deux seringues de sa besace, une chacune. Le souffle court, elle pressa son élève :

– Clibai, est-ce que ton contrat Rev’Inc est à jour ? Nous devons disparaître d’ici au plus vite.

– Oui, comme tu l’avais suggéré il y a quelques jours, j’ai commandé le pack Prestige.

– Parfait, on peut choisir la borne de Revif alors. On va prendre l'œuf de la galerie haute de Sovrok. À tout à l’heure !

Elles hochèrent la tête de concert, puis injectèrent le poison dans leurs veines. A peine effondrées au sol, leurs corps disparurent, juste avant l’arrivée des automates au visage blanc, retardés de quelques instants par les expérimentations du laboratoire.

Sovrok, 105 pavdei 2240

Ctumip vit Clibai apparaître juste une seconde après elle à côté de l’œuf de pierre. La chambre semblait calme, elles n’avaient donc pas été suivies. Leur contrat avait même le mérite de les avoir remises en bon état : le souffle posé, l'ecchymose à l'épaule disparue, la faim soulagée comme si elles avaient fait un bon repas deux heures plus tôt ; il leur restait toutefois un goût un peu amer sur la langue et une impression de bouche pâteuse. Cependant, il y avait fort à parier que Rev’Inc transfèrerait l’information de leur revif à la Police des Rêves rapidement, vu les moyens déployés. Il ne fallait pas trainer près de l’œuf de Revif. Elles quittèrent donc la salle et s’engouffrèrent dans les galeries, ignorant les mendiantes et autres personnages aux desseins incertains, afin de rejoindre la surface au plus vite : seule l’incertitude les aiderait à se cacher, et ce n’était pas en restant à Natca qu’elles y arriveraient. Il leur fallait de toute façon rejoindre l’Archipel Perdu pour en savoir plus, maintenant qu’elles en étaient arrivées là ; inutile de rester dans les parages, où la Police des Rêves avait toutes les chances de les retrouver rapidement. Cependant, elles devraient rester prudentes dans leur périple, il y avait peu de chances que leurs poursuivants abandonnent aussi rapidement.

Roc des Oiseaux, 93 reldei 2241

La professeure déchue et son élève avaient voyagé à pied ou à dos de branaz pendant près d’une année entière, vivant cachées en glanant quelques légumes de ci de là, évitant tout contact avec d’autres ra quand cela était possible, afin de limiter les fuites d'information sur leur présence et leur direction. Elles étaient arrivées jusqu’au Delta du Tsari’e en se faufilant entre champs et bois, dormant dans une grange abandonnée ou au pied d’un arbre dont les racines avaient créé un creux moussu presque confortable.

Une fois arrivées au Roc aux Oiseaux, elles avaient l’intention de prendre un bateau pour l’Archipel Perdu pour mettre leurs découvertes à l’épreuve de la réalité. Cela impliquait toutefois de reprendre contact avec la soi-disant civilisation, celle-là même qui risquait de remettre la Police des Rêves sur leur piste.

Sur le quai, le capitaine toisa les deux ra en guenilles de son regard le plus hautain. Ctumip était minuscule, on disait d’elle autrefois que c’était une naine, mais son visage était aujourd’hui si acéré que le capitaine haussa un sourcil, pencha légèrement la tête de côté, puis sourit largement.

– Hmm on va voir ce qu’on peut faire. Vous êtes certaines de ce que vous demandez ?

– Nous connaissons les risques, Capitaine, nous n’avons pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour ici et maintenant.

Le capitaine resta songeur quelques instants, prit une grande inspiration, puis lâcha :

– Très bien, vous pourrez embarquer demain à la première heure.

– Capitaine, est-il possible de partir plus rapidement ? s’enquit Clibai, à fleur de peau en permanence depuis leur fuite de la capitale. Nous préférerions ne pas rester dans la ville trop longtemps.

– Je vois, vous n’avez pas le sou vaillant et craignez de devoir dormir à même le quai cette nuit. Très bien, j’ai l’habitude. Montez à bord, mais restez discrètes, que personne ne vous voie.

Elles ne se firent pas prier et filèrent trouver une place entre deux caisses dans la cale sans chercher à le contredire ; sa supposition, si elle avait un fond de vérité, n’était pas la principale : il leur importait surtout de croiser le moins de monde possible pour rester cachées au mieux des Masques d'Albâtre qui parcouraient certainement la région à leur recherche.

Archipel Perdu, 93 vondei 2241

À peine débarquées, la réalité leur apparut dans toute sa splendeur et son horreur en même temps : le bateau était reparti juste avant que les Brumes n’entourent la splendide île, se resserrant erratiquement, un bras après l’autre, autour des étranges reliefs. Elles ne repartiraient pas de cet endroit sans essuyer un Oubli majeur, et elles ne seraient plus jamais les mêmes.

Ctumip attrapa le coude de son élève et pointa un ucikara tatoué de la tête aux pieds qui les regardait depuis l’orée de la forêt, les attendant patiemment. Elle hocha la tête, et elles le rejoignirent d’un bon pas pour le suivre sans un mot au cœur de la forêt. Elles s’arrêtèrent après une bonne heure de marche entre les arbres, tantôt à travers des buissons touffus, tantôt sur un sol vierge, tout juste recouvert de quelques feuilles mortes des immenses arbres qui les abritaient du soleil chaud de la région. Elles aperçurent alors l’immense œil clos de la géante endormie qu’elles n’avaient fait que deviner jusqu’alors. À leur approche, le sol trembla un peu, puis le phénomène cessa. Le chaman, apparemment insensible ou habitué à cette manifestation, s’assit en tailleur en psalmodiant à voix basse, les yeux fermés et le visage détendu, les mains posées sur le gigantesque menton. Des sourires fugitifs passaient sur le visage du tatoué, ce qui tendait à laisser penser qu'il était en train d'échanger avec la géante.

La question d’une nouvelle espèce de ra n’était pas anodine, notamment concernant la temporalité pour cette nouvelle espèce : la communication avec les spadzura n’était déjà pas toujours évidente, les végétaux vivant plus lentement que les autres ra, mais dialoguer avec une entité ayant l’échelle géologique comme base de temps laissait Ctumip songeuse. Mais elle devait se reconnecter au présent.

Clibai tremblait de tout son corps, des larmes coulant en continu de ses yeux grands ouverts sur l’immense visage qui remplissait tout son champ de vision. Elle ne faisait cependant aucun bruit, ne semblait pas reprocher quoi que ce fut à son enseignante. Au contraire, elle lui prit la main, lentement, et la serra avec une force aussi importante que le courage duquel toutes trois devaient faire preuve face à leur destin désormais proche.

Ctumip tourna la tête de côté vers son élève, lui sourit, un pli au front trahissant son impuissance. Elle murmura quelques excuses incompréhensibles, mais le bruit d’un nouveau tremblement de terre les couvrit. La mâchoire de Ctumip sembla se décrocher lorsqu’elle comprit que la cause du séisme n’était rien moins que l’ouverture des yeux de la géante. Après à peine une minute, ils se refermèrent, un craquement semblant les sceller de façon définitive. Une petite cascade commença à se déverser du coin de l’un des énormes yeux. Ainsi, tout était vrai, cette créature minérale existait bel et bien, et elle semblait pouvoir communiquer comme les autres ra, même s'il fallait prendre le temps de se synchroniser sur son rythme plus lent, ce qui était une compétence probablement plus accessible aux chamans.

La géante allait-elle disparaître avec elles dans les Brumes ? Était-elle capable d’y résister ? Les avait-elle perçues, elles, pauvres petites immortelles pourtant à l’article d’une mort inéluctable ? Mais pourquoi ce besoin de cacher cet être ? Peut-être avait-t-il une capacité que le Khan voulait garder pour lui ? Cela aurait été une bonne raison de Rêver une telle créature, à moins que… Se pourrait-il que quelqu'un d'autre que le Khan l'ait Rêvée, vu sa faible influence dans la région ? Les conséquences pour toute la politique du Khanat en seraient renversantes, remettant en cause les fondements mêmes de toutes les interactions entre les ra. Alors qu’elle se perdait dans ses vaines conjectures, elle entrevit du coin de l'œil un mouvement entre les arbres à sa droite : deux Masques d'Albâtre avançaient d'un bon pas dans leur direction ; ils avaient fini par les retrouver après tout ce temps, à l'endroit le plus logique finalement. Mais ils n'eurent pas le temps de les approcher, car les Brumes envahirent la forêt, effaçant tout sur leur passage, ne laissant que l'île au milieu de l'océan.

Archipel Perdu, 23 reldei 2356

Elle ouvrit lentement les yeux, réveillée par le recul des Brumes, et salua alentour, en dépit de l’éternelle absence de réponse. Le grand astre bleu avait fait un cycle complet dans le ciel lorsqu'elle eut terminé.

C'est seulement après qu'elle remarqua un petit être au visage acéré qui parcourait ses forêts. Elle semblait minuscule, même pour une tcara, alors qu’elle n'était visiblement pas une enfant. Elle semblait cependant découvrir le monde comme si elle en était une, les yeux brillants de malice et de curiosité à chaque nouveau pas dans le Khanat. Un tatouage ochre en forme d’arbre ornait son bras gauche. Elle semblait bien accoutumée à la géante, lui envoyant des images mentales de végétaux luxuriants, pour son plus grand plaisir.