Lafben jeta un regard à la grotte tout autour de lui, le petit feu jouant avec les ombres sur les anfractuosités des murs irréguliers. Tout était bien rangé, il avait préparé son dernier voyage, et le picotement dans son dos lui rappela que l'attente ne serait plus très longue. Il lui tardait de se perdre dans l'Oubli, mais il souhaitait accomplir une dernière tâche pour que d'autres retrouvent peut-être un jour une partie de ses souvenirs. Le vieux ra s'assit en tailleur en grimaçant, relâcha ses muscles et se détendit. Après un instant, il ferma les yeux et se concentra pour entamer sa recherche, qui ne dura pas longtemps.
Il rouvrit les yeux pour découvrir le Rocher juste en dessous de lui. Son corps chatoyant connaissait par cœur les moindres courants ascendants lui permettant de prendre de l'altitude sans effort. Il monta en grands cercles lents, frôlant la bordure du courant tout en évitant les turbulences, puis se laissa planer en direction des plaines d'Astharie. Il repéra la petite bourgade de Lirbol en bordure du Delta ; il s'agissait moins d'un village, que d'un pittoresque rassemblement de barges diverses et variées amarrées toutes ensemble à une motte de terre qui ne semblait pas trop se déplacer dans la large embouchure marécageuse du Tsari'e. Malgré la faible luminosité offerte par Zabr, la vue perçante du Sina Mru lui permettait de percevoir les tentures colorées et bigarrées, les solides cordages supportant les ponts de singes entre les embarcations, la fumée s'échappant des quelques foyers encore rougeoyants des braises ayant cuit les repas de la veille. Le ciel commençait déjà à s'éclaircir à stuna, tandis que le banc de Brume que Lafben s'attendait à trouver commençait à remonter le Delta depuis le Golfe des Merveilles.
L'oiseau poussa un long cri plaintif en direction des habitations, attendit un instant en planant loin au dessus, puis recommença. Lorsqu'il perçut que la population s'était réveillée, il plongea jusqu'à presque toucher les toits, puis profita de sa vitesse pour reprendre une altitude où le vent marin lui permettrait de planer tout en restant visible, en faisant des boucles en direction du banc de Brume, qui s'avançait inexorablement vers le grand campement flottant. L'agitation semblait palpable en bas : il était suffisamment rare de voir un Sina Mru pour que les habitants s'en émerveillent, mais le fait qu'il reste au dessus d'eux finit par leur faire comprendre qu'il s'agissait d'un messager ; c'est alors qu'ils virent le nuage de Brume qui semblait cibler la ville, tel un na'urs irrésistiblement attiré par un rucher aux rayonnages remplis de miel à la fin de l'été. Certaines embarcations situées en bordure du méli-mélo de barges s'égaillèrent dans le courant, mais cela ne fit que les rapprocher de la Brume s'apprêtant à tout dévorer sur son passage.
Lafben repéra Lirxad, la grande Ucikara qu'il recherchait, sur un ponton et s'en approcha silencieusement ; après un piqué, il en fit le tour dans un froissement de plumes jusqu'à presque la toucher, puis reprit ses distances et un peu d'altitude, battant des ailes de temps en temps afin de rester en vue. Le chaman n'avait pas prévu qu'elle serait enceinte ; cela ne faciliterait pas la traversée, mais elle semblait accompagnée de trois compagnonnes visiblement habituées aux manœuvres dans le marécage à en croire leurs mouvements sûrs lorsqu'elles détachèrent une grosse barque plantée d'un petit mat et y embarquèrent. Lirxad gigotait dans tous les sens en pointant régulièrement le Sina Mru du doigt, et l'embarcation commençait à prendre les bons chenaux pour le suivre, comme espéré.
Tandis que le premier rayon du soleil perçait l'aurore d'un trait doré, la Brume rejoignit ce qu'il restait de la ville, engloutissant toutes celles qui n'avaient pas pris le chemin de l'exode à temps. Aucune trace d'habitation n'était visible après le passage du nuage, le plus surprenant concernant le phénomène étant que le nuage bifurqua une fois le campement disparu, et partit en direction du cœur du Delta, dans la direction prise par le Sina Mru.
L'oiseau poussa un nouveau cri afin d'activer l'équipage. Le vent était en leur faveur, mais il poussait aussi le banc de Brume derrière eux, et les rames ne seraient pas de trop pour arriver à temps. Les chenaux étaient souvent traîtres, aussi le petit groupe perdait-il inexorablement de la distance. Ici, une surélévation de terre obligeant les passagers à descendre dans la gadoue pour passer l'obstacle, y abandonnant une chaussure pour l'un d'entre elles (peut-être le père du futur bébé, à en croire les regards échangés) ; là, des racines qui accrochent les rames, libérées après quelques coups de machette rageurs d'une Lirxad qui veut voir la vie qu'elle a rêvée en elle arriver à terme sereinement et pas dans un dispensaire ; un peu plus loin, une ruche dont les sonci agressifs poussent à faire un détour malvenu avec l'approche du nuage.
Lorsque Lafben fut certain que les fuyardes avaient vu le Rocher, il en profita pour faire des cascades grisantes en rasant les falaises aux vents turbulents, virevoltant à travers une roche percée ; peut-être sa dernière joie avant de se fondre dans l'Oubli. Par les yeux de son vaisseau, il aperçut le petit groupe de ra se faire rattraper par les Brumes, juste au pied du Rocher. Le désespoir l'emplit… Elles étaient si près du but ! Tant d'énergie gâchée, les pensées du Sina Mru perturbées, et tout ça… pour rien ? Il ne put le tolérer et tenta une dernière manœuvre : il plongea vers le Rocher, là où ses protégées devaient être si elles n'avaient pas déjà été effacées par les Brumes, et partit en vrille afin de créer le plus de vent possible. Juste avant de percuter la roche, il les aperçut en train de grimper, l'air hébété. La petite explosion que fit le Sina Mru en se fracassant fit reculer les Brumes temporairement dans un souffle chaud et coloré.
Le chaman ouvrit des yeux embués de larmes qui ne parviendraient jamais jusqu'aux cendres du Sina Mru. Il entendait des cris de joie au loin, à travers les tunnels de sa grotte : Lirxad et ses amies avaient atteint le sommet du Rocher saines et sauves. Il sourit, soulagé, et accepta enfin le soulagement offert par les Brumes qui s’engouffraient dans sa grotte, étouffant la lueur des braises de son feu, l'écho d'une goutte d'eau dans un bassin et l'odeur des restes de son repas de la veille, son dernier repas en tant que Lafben. Il soupira profondément, puis, de toutes les forces oniriques qu'il lui restait, il oublia.