Après une journée de voyage harassante – une de plus – j'ai enfin pu voir le Rocher aux Oiseaux. Même nous n'y arriverons probablement pas avant demain soir, je suis déjà transporté de joie à la vue des couleurs chamarées de la ville basse, fabriquée de bric et de broc attachés à des pontons ; un léger vertige me prend à l'idée de la vue plongeante sur la région depuis les frêles habitations attachées au sommet de la falaise. Ce soir sera donc le dernier moment que je partagerai avec Du'elikpan. Je me réjouis autant de ce moment que du fait que cela soit le dernier : une fois que je serai arrivé à destination, le vieux pêcheur repartira sur son bateau avec ses histoires merveilleuses, ses mimiques improbables, que seule l'absence quasi totale de dents permet, et son odeur aussi caractérielle et changeante que lui ; en ce qui me concerne, je retrouverai enfin mon amie Ri'obef qui est partie de Natca il y a près de trois ans maintenant, pendant que je finiassais mes études à l'InfrAcadémie.
Le soir, notre routine s'installe : je prépare le feu sur la zone appropriée à la proue du bateau pour griller le poisson qu'il aura débusqué avec un unique coup de harpon bien placé après un temps d'attention et de concentration lui permettant de choisir sa proie. Il l'écaillera et la videra pendant que je récupérerai à l'épuisette les quelques algues comestibles qu'il m'a présentées au début du voyage.
– D'où viennent les Changeurs et le Oiseleurs dont tu m'as parlé hier, Du'elikpan ?
Comme à son habitude, il fait mine de m'ignorer et joue avec ma patience. Comme il sait que je sais, il en profite un peu plus longtemps, jusqu'au dernier moment avant que je ne répète en pensant que, cette fois, il n'a pas entendu.
– Les Changeurs sont issus d'un groupe de chasseuses établies sur le Rocher il y a très longtemps, au tout début de son habitation. Elles s'étaient arrogé l'exclusivité de l'exploitation du Rocher et de la zone alentours, et il était quasiment impossible d'intégrer le groupe, sauf à faire preuve d'un fait de chasse vraiment extraordinaire.
Je sursaute quand une grande flamme verte jaillit du foyer avant de laisser la place au petit feu que j'avais allumé. L'air malicieux du bonhomme me fait comprendre qu'il s'agit une fois de plus d'un de ses effets de conteur ; il en a toute une variété à sa disposition et ne se prive pas pour en faire usage, à moins qu'on ne le lui demande évidemment. Il place le poisson qu'il a embroché au dessus du feu et regarde dans le vide, comme s'il était seul sur un radeau avançant irrémédiablement vers les Brumes. Au moment où je m'apprête à poser des questions sur le genre de faits de chasses propres à rejoindre les chasseuses, il lève brusqement la tête avec un sourire pétillant et reprend :
– J'ai entendu une histoire sur trois jeunes chasseuses qui voulaient les rejoindre. Le groupe du Rocher leur ont demandé rien de moins qu'un Sina Mru. Il faut bien voir qu'à l'époque, ces oiseaux étaient certes présents, mais que personne n'avait souvenir d'avoir réussi à faire plus qu'en voir passer un dans un souffle coloré. Ceci dit, Ze'aves, Ma'asmo et Ti'omip n'étaient pas du genre à se faire arrêter par l'impossible, elles ont donc commencé à échaffauder un plan, histoire de leur montrer qu'elles étaient assez malines et discrètes pour être de bonnes chasseuses.
– Mais elles ont vraiment réussi à attraper un Sina Mru ou pas ? J'ai l'impression que t'es en train de me raconter des bobards… Tu serais pas en train d'inventer l'histoire au fur et à mesure quand même ?
Du'elikpan hausse les sourcils et fit un sourire en coin ; lui comme moi savons tous les deux qu'il ne répondra pas à ma pique. D'un geste expertement lent, il attrape la broche de poisson et la retourne. Il sort deux gobelets en terre cuite d'un panier, ainsi qu'une bouteille opaque qu'il débouche tout aussi lentement d'un geste du poignet. Il verse une petite rasade dans un des verres, en prenant tellement de temps que j'ai l'impression d'entendre chaque goutte tomber individuellement. Il me regarde, puis se tourne vers le second verre, qu'il remplit plus haut, mais pas plus vite. Il finit par me donner le verre le plus plein, ne le lâchant que tardivement lorsque je tente d'en prendre possession. Il avale une petite gorgée du sien, soupire d'aise et reprend d'une voix rauque aux relents indéfinissable de sa boisson :
– Contrairement à certaines ra qui manquent de sagesse et de patience (un long regard vers moi appuie son propos sarcastique à défaut d'être subtil), les trois jeunes chasseuses ont pris le temps de réfléchir avant d'agir. Elles ont mis plus de trois jeftu à tout préparer du côté des Modexri (je réprime ma surprise mais le vieux ra savait quoi chercher, je pense donc qu'il l'a vue et bien entendu ignorée). Ma'asmo a escaladé celui qui était le plus haut chacun de ces jours-là afin de récolter les plus belles plumes de sumruku qu'elle a pu trouver dans les nids, pour en avoir une grande quantité sans avoir besoin de les chasser. Ti'omip, quant à lui, restait aux pieds des Pilliers afin de ramasser du guano, puis, en mélangeant divers ingrédients dans divers récipients à diverses températures, il a pu en fabriquer diverses poudres aux effets… divers. Tu me suis ?
Je hoche la tête en faisant semblant de m'ennuyer, je tente de forcer un baillement qui ne vient pas. Le pêcheur n'est pas dupe, mais il continue sans attendre, pour une fois.
– Ze'aves, pendant ce temps, était parti aux alentours pour ramasser les mousses, champignons, algues et autres ingrédients demandés par son camarade. Il a aussi récupéré de fins branchages souples et légers, ainsi que des toiles d'araignées qu'il a filées ensemble en un long filin presque invisible mais néanmoins solide. Les soirs, elles assemblaient le tout pour fabriquer petit à petit une forme d'oiseau aussi légère que le vent, mais aussi colorée qu'elles imaginaient le Sina Mru l'être. Les poudres de Ti'omip furent saupoudrées sur du guano frais collé à la structure avant d'y mettre les plumes. Le filin fut attaché en dessous afin de le retenir dans les airs. Avant de repartir des Muderxi, elles décidèrent de tester leur création ; en profitant d'un air marin soutenu sans être violent, elles firent prendre son envol à leur oiseau de bois et de plumes. Le filin se tendit mais ne cassa pas, alors même qu'elles durent se mettre toutes les trois à la tâche pour le retenir. Elles enroulèrent ensuite le filin et embalèrent leur oiseau afin de le protéger pour le retour jusqu'au Rocher. Une petite poche de poudre fut aussi testée : en la jetant par terre assez fort, une petite explosion se créa, puis elle elle disparut dans un tourbillon de flammes multicolore avant de tomber en poussière.
Mon compagnon de voyage s'attelle maintenant à finir la préparation de notre repas ; il récupère la broche et la retourne au dessus d'un plat rempli des algues que j'ai ramassées, disposées en nid. La cuisson est, comme toujours, parfaite, et le poisson glisse tout seul de sa broche. Sans même avoir besoin d'un couteau, il sépare les deux filets de la solide arrête dorsale qu'il jette à l'eau pour régaler un pendo rose qui se laissait transporter par le faible courant du fleuve indolent. Il saupoudre une poignée d'herbes et d'épices et m'invite à choisir ma part, qu'il dépose dans un plat plus petit accompagnée de quelques algues – il sait que je n'en suis pas très friand et garde donc l'essentiel de la récolte pour son propre repas, qu'il mange directement dans le grand plat. Il prend évidemment son temps pour se délecter de son poisson, et j'en fais autant avec ravissement ; il a vraiment un don pour cuisiner des mets exquis avec presque rien, aussi je déguste patiemment en attendant la suite de l'aventure, qu'il continue après s'être méticuleusement léché les doigts.
– Nos trois apprenties chasseuses choisirent bien leur moment pour se montrer : une petite tempête semblait approcher, ce qui semblait idéal pour donner un vol moins régulier à la structure quand elles la sortiraient à l'air libre. L'accueil fut assez austère puisqu'elles revenaient apparemment sans le butin demandé, aussi leur interdit-on de s'approcher plus du Rocher. Elles furent autorisés à camper là où elles étaient le temps que la tempête et la nuit passent, ensuite elles devraient partir, sous peine de se faire aider avec des méthodes qui ne seraient pas forcément très douces. Au crépuscule, alors que les nuages roulaient et que le ciel grondait, elles débalèrent méticuleusement leur création et lui firent prendre son envol. Elle fut rapidement repérée par les guêteuses au sommet du Rocher et une bonne partie de la colonie sortit pour observer l'étrange oiseau qui tournait et roulait dans les bourrasques. De temps en temps, une partie de la structure se mettait même en vibration, créant un son correspondant surprenamment au cri qu'on pourrait attendre d'un oiseau d'aussi belle taille. Alors que les trajectoires étranges commencaient à faire froncer les sourcils de certaines chasseuses du Rocher, le filin cassa et l'oiseau monta très haut dans le ciel parsemé d'éclairs, laissant voir la beauté de ses plumes et la sveltesse de ses lignes. C'est à ce moment là que la foudre le frappa, et les poudres s'enflamèrent, consumant l'objet dans une merveilleuse explosion chatoyante. Les habitantes du Rocher étaient bouche bée, mais elles n'étaient pas au bout de leurs surprises. Ma'asmo fut la première à voir le Sina Mru attiré par le spectacle, et le sien n'en fut pas moins un régal pour les yeux et les oreilles. Il fit trois fois le tour du Rocher à une vitesse incroyable, poussa un long cri mélodieux, puis il disparut à l'horizon en remontant le Tsari'e.
Une explosion multicolore amène une bouffée de chaleur à mon visage, me donnant une preuve que l'art des poudres ne s'était pas perdu depuis tout ce temps, comme pour me prouver la véracité du reste de l'histoire. Le vieux me regarde avec un petit rire rauque et édenté, l'oeil plein de malice. Nous savons l'un comme l'autre qu'il n'a pas vraiment répondu à ma question initiale, mais je me sens obligé de la reposer.
– Et les Changeurs et les Oiseleurs dans tout ça alors ?
– Ils sont arrivés bien plus tard. Les chasseuses ont mis en place un rite d'intégration demandant un Sina Mru pour toutes celles qui voulaient les rejoindre. Il n'y en avait déjà pas beaucoup, mais la population a fini par baisser drastiquement. Des Spadzura qui s'étaient installées dans le Delta s'en sont rendu compte et on créé une école afin de faire prendre conscience aux élèves de l'importance des équilibres naturels. Après quelques années difficiles, elles ont réussi à convaincre la plupart des chasseuses de remplacer le rite par des feux d'artifice, ce qui rappelle finalement aussi ce premier rituel du Sina Mru. Cette école a donné naissance aux Oiseleurs, tandis que les chasseuses mécontentes ont créé les Changeurs. Allez, au lit maintenant, il faudra partir tôt demain matin.
Je souris béatement à mon compagnon de voyage, à qui j'aurais bien arraché quelques informations supplémentaires pour satisfaire mon insatiable curiosité afin d'alimenter un peu plus mon imagination fertile en prévision des rêves à venir. Sur une impulsion, je le prends dans mes bras malgré l'odeur, puis j'avale d'un trait l'âcre boisson qu'il m'a servie et je file sans demander mon reste en direction de ma cabine, la tête en ébullition.