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Civisme et jeu vidéo (rapport DILCRAH)

Zatalyz

Il y a eu un rapport en 2022 sur la question du civisme dans les jeux vidéos, avec comme objectif d'identifier les mécanismes menant à des comportements toxiques dans ce genre de communauté en ligne. Le résumé et le téléchargement sont ici :  https://www.modernisation.gouv.fr/publications/civisme-et-jeux-video-leclairage-des-sciences-comportementales. Ça se lit facilement, le corollaire c'est que ça ne va pas très loin, mais cela pointe vers diverses études et ressources intéressantes et puis ça résume les points importants.

À Khaganat, cette problématique est fondatrice, dès le début nous avons pensé le jeu et ses mécanismes comme favorisant l'émergence de comportements positifs, tout en essayant de trouver un équilibre pour offrir du défi et du potentiel narratif. Aussi le rapport n'amène pas de grandes révélations qui vont nous faire revoir notre feuille de route, mais il me semble intéressant de revenir sur quelques points du rapport. Je prends ça dans l'ordre...

Déjà, rappeler que tout le monde peut se retrouver victime/témoin/auteur de comportements toxiques, suivant les jours et les moments ; ce n'est pas une caractérisation d'une personne d'être "une victime" ou "un harceleur", et donc l'un des points important est que chacun prenne conscience de ses actes, et des moyens mis à sa disposition pour sortir d'une situation toxique.

Le rapport pointe l'importance de la diversité sociale parmi les équipes de création ; là dessus nous ne sommes pas trop mal. De même que sur l'attention portée aux stéréotypes, on crée les nôtres mais il est évident qu'on va éviter certains pièges faciles (du genre les filles à gros seins). Concernant la gestion de communauté, l'accent est mis sur le fait qu'il doit y en avoir, portée avec des discours qui donnent l'exemple (quels comportements on veut avoir ? alors il faut le montrer). Idem, on fait ce qu'on peut mais je pense que ce n'est pas trop mal :)

Et on rentre dans le vif du sujet, avec la différence entre univers en lignes et monde physique. Là, c'est le point du rapport où nous prenons la tangente, le point aussi où je pense qu'il y a de quoi discuter. Le rapport pointe le fait que l'anonymat dans lequel le joueur pense être amène à des phénomènes de désinhibition en ligne et de désengagement moral. C'est le cliché de base : un petit gars tout fluet peut se comporter comme un gros salaud en ligne parce qu'il sait que personne ne viendra lui casser la gueule, mais aussi parce que son avatar n'est pas "vraiment lui" de même qu'il n'envisage pas les autres avatars comme des êtres humains mais comme des sortes de pnj qui ne peuvent avoir de ressenti une fois l'écran refermé. Cette déresponsabilisation liée à la distance au jeu existe réellement, il n'est pas dans mon intention de le nier. Cependant cet anonymat et cette désinhibition peuvent aussi avoir des effets positifs, en permettant d'expérimenter des choses qu'on n'ose ou ne peux faire "IRL". Notre petit gars pourrait aussi expérimenter ce que ça fait d'être une femme (et c'est d'ailleurs ce que font beaucoup de joueurs... qui découvrent alors parfois brutalement le harcèlement sexiste), ou des sentiments queers ; ou à l'inverse, pouvoir jouer sans être harcelé pour certains aspects de son identité.

Là dessus, en tant que membre de diverses minorités, je dois dire que le jeu vidéo en ligne et son anonymat m'ont fait du bien. Justement parce que je n'étais pas réduite à ces étiquettes, que je pouvais être vu comme une personne avant tout, et que si je me retrouvais dans un groupe où ma personna posait souci, alors je pouvais disparaître sans craindre un harcèlement au delà de l'écran. Le risque est évidemment d'amplifier des mécanismes toxiques quand on a sa cape d'invisibilité (pour se couvrir, par soumission au groupe, pour voir ce que ça fait d'être de l'autre côté, etc) ; si toutes les joueuses jouent des mâles, ça n'aide pas à voir la représentativité des femmes dans le jeu vidéo, par exemple.

Là dessus, le rapport préconise uniquement de relier l'humain à ses avatars de façon forte :
- en liant leur identité réelle à leur compte (double authentification, vérification de l'identité)
- en poussant à ce que l'avatar ressemble à l'humain.

Cela explique certaines incitations sur certaines plate-forme à donner son numéro de téléphone, sa carte bleue, et à ne pas nous laisser être "nous-même". Parce que l'identité physique est celle qui nous est imposée par la société ; certes, très marqué par la contrainte sociale, mais généralement au désavantage des minorités. Mais Internet nous offre au contraire la possibilité d'explorer d'autres versions de nous-même, les pires... comme les meilleures !

Néanmoins, il reste un point valable dans ce qui est pointé : plus il y a d'implication, d'intrication, entre le compte et le joueur, plus le risque de pertes est coûteux, et plus il y a des chances que la personne se conforme aux attentes du groupe. Si se faire bannir n'a aucune conséquence, alors on trolle, et on revient sous un autre nom après avoir été viré, et on recommence. Mais si le compte est lié à un personnage qui a beaucoup de matos, un crédit social important, voir plusieurs perso (par exemple), alors perdre ce compte commence à être trop coûteux. Ma théorie est que récompenser les gens pour leur investissement dans le groupe au fil du temps réduit justement ce risque de déresponsabilisation. C'est d'ailleurs l'enjeu dans notre modèle économique (qui ne concerne pas que les sous) : quelqu'un d'investi dans la communauté gagne un accès exclusif au jeu en période de tension. De même, faire qu'un seul compte aie accès à plusieurs personnages (y compris partagés) facilite l'engagement sur un seul et unique compte qui va devenir "précieux".

Nous verront au fil du temps si nos diverses tactiques arrivent à créer une communauté sympa, mais je sais que je préférerais éviter de me mêler de la vie privée des gens, de les fliquer à demander leur vraie identité ; ce genre de pratique ouvre la porte à trop de dérives, trop de risques pour les gens aussi.

Je passe rapidement sur tout l'aspect "compétitivité" ; notre objectif est justement de la limiter, ou de la faire dans un cadre hautement consensuel, respectueux et fairplay (code de l'honneur, fenra). Le seul aspect où une compétitivité réelle peut advenir est dans la lutte d'influence pour les kagnivos ; c'est évidement un endroit où il faudra être vigilant, mais d'un autre côté le caractère très politique de la chose devrait plutôt attirer des joueurs qui aiment se poser et réfléchir (pas le profil à rager brutalement). Ce qui ne veux pas dire qu'ils ne peuvent pas être dans des comportements toxiques... D'un autre côté, la lutte des kagnivos est aussi une volonté politique (en jeu et hors jeu) d'attirer là les profils potentiellement problématiques, de les avoir à l'œil plus facilement et, s'ils dépassent certaines limites, de se prendre un retour de bâton monumental de la part du Khan. Le Code de l'Honneur s'y applique aussi...

Le rapport pointe aussi divers dark patterns conçus pour exploiter le joueur (grinding, pay to win, pay to, "payer pour passer", système de parrainage offrant des avantages disproportionnés), et pointe quelque chose de vraiment intéressant, qui à mon avis dépasse le dark pattern : les joueurs qui ont investi beaucoup de temps, d'argent et de capital social dans un jeu (ici en raison des dark patterns) sont plus susceptibles d'éprouver des réponses émotionnelles négatives (voir "Dark patterns in the design of games", J. Zagal, Staffan Björk, Chris Lewis ; je pense que c'est ça la vraie référence). Avec les dark patterns, c'est sûr, le joueur a forcément le vague sentiment de s'être fait exploité et en veut pour ce qu'il a investi ; mais je pense qu'on ne dois pas sous-estimer ça aussi même sans dark pattern. C'est le corollaire de l'engagement : si on a beaucoup donné, on a souvent des attentes plus élevées derrière. Il est donc extrêmement important, à mon avis, de prendre soin des contributrices les plus investis, mais aussi d'être plus vigilantes et de bien marquer les limites face à ce qui tiendra du "caprice" (il faut construire pour tous et non pour satisfaire une petite élite).

Autre point utile : identifier et aplanir les points de friction. Par exemple, désactiver le tir ami évite qu'on s'enguirlande avec ses coéquipiers maladroits. Là dessus, Khaganat expérimente, et donc : on verra suivant ce qu'on veut tester, mais il faudra se montrer vigilant et demander aux premiers testeurs de l'être. Si un élément du gameplay est désagréable (même si ce n'est que pour une minorité de personnes) ET s'il est difficile à éviter, alors il faudra travailler dessus pour qu'il donne du fun à tous. Cela peut parfois passer par l'activation d'options ; c'est par exemple le choix qu'on fait sur le pvp, où on incite à prendre le risque d'être attaqué, mais, si c'est pénible, on peut devenir intouchable (en passant en dépho), car nous savons très bien que le pvp est source de frictions et qu'il faut pouvoir les diminuer au besoin.

Il y a aussi un retour intéressant sur les systèmes d'incitation au fair-play. Certains gros éditeurs ont mis ça en place, dans des jeux qui en plus sont plutôt à favoriser l'agressivité (MOBA), et le retour d'expérience est éclairant : cela marche si la récompense est à la hauteur. Je pense qu'il faut que ce soit au minimum aussi récompensant que ce qu'on peut avoir dans d'autres actions. Gagner un titre parce qu'on a été gentil, quand à côté on peut avoir la meilleure armure du jeu en payant ou en farmant comme un porc, forcément, ça rend grognon. Mais je pense que nos mécanismes éviteront cet écueil. Notons quand même la proposition de récompenses exclusives liés au comportement, et des avantages significatifs en jeu pour celles qui sont fairplay.

Sur la partie animation de communauté, peu de chose à dire, en dehors du fait qu'il me semble réellement très important de bien penser le système de signalement et de modération. Il y a quelques éléments qui me semblent particulièrement bien vu :
- profiter des signalements pour faire réviser le code de conduite, en demandant au joueur à catégoriser son ticket suivant l'infraction ; dans le même temps il relit que harcèlement et insultes ne sont pas acceptables.
- rappeler les règles de diverses façons. Avoir des affiches dans le dispensaire en mode "pub contre tel type de comportement toxique ou pour valoriser un comportement positif", ça pourrait se faire et se changer à la volée suivant les soucis du moment sur le serveur. Lorsqu'un ticket est traité, pointer aussi au joueur où est le problème.
- responsabiliser chacun face à la modération. Ceci afin de diminuer le phénomène de "diffusion de la responsabilité" (penser qu'un modo va agir, ou un autre que soit)

Sur ce dernier point, LoL avait mis au point quelque chose d'intéressant, baptisé le Tribunal. Les joueurs étaient invités à se prononcer sur des infractions en jeu, en échange de la monnaie en jeu. Ils ont fini par remplacer ça par... un système automatique. Je refuse que l'automatisme se mêle de l'humain... les conflits ont besoin de compassion pour se résoudre bien. De même, je crains un peu l'effet lynchage public avec un tribunal (les gens sont prompts à punir quand ils ne sont pas concernés ni formés). Mais, je pense que cela pourrait donner lieu à un mécanisme vertueux. Lorsque quelqu'un crée un ticket, il doit dire si 1) il autorise à ce que le ticket soit utilisé pour la formation public et 2) à ce que le ticket soit potentiellement soumis au jugement public. Qu'est-ce que cela veut dire ? Déjà, si on veut que ça reste 100% privé entre un modo et soi, c'est possible. Ensuite, dans le cas 1, si la modératrice juge le cas pertinent, elle peut le mettre sur la pile "instructif" après l'avoir traité. Attention,dans ce genre de cas, c'est traité directement en interne, rapidement. Mais, après quelques temps (semaines, mois ?) et une anonymisation du ticket, ce dernier ainsi que sa résolution est placé dans la partie du forum "modération - étude de cas", accessible à tout le monde. Cela permet à la communauté de voir comment la modération opère, de commenter potentiellement les façons de faire, de se familiariser avec ce qui est attendu. Le problème a été résolu et il est important qu'il soit présenté publiquement avec délai, afin que le lien avec le drame du matin ne se fasse pas trop vite et ne réveille le conflit. Le cas 2, lui, concerne les cas "limites", et c'est plus chaud. Si la modératrice juge que c'est vraiment compliqué et s'il y a cet accord, donc, alors elle peut transmettre dans la foulée ce ticket (anonymisé aussi) sur le forum "modération - cas pratique", permettant à toute la communauté (ou au moins les joueuses identifiées comme fiables) de participer à trouver une résolution. Évidement cela ce fera en rappelant qu'on ne doit citer personne, que si on a des éléments à ajouter au cas (genre screen des insultes) il faut les passer par ticket, etc. Cela pourrait d'un côté aider la modération à gérer les cas limites, qui sont toujours difficiles à trancher, de l'autre faire participer la communauté et aider à placer collectivement les lignes sur ce qui est accepté ou non. 

Voilà pour les points qui m'intéressaient le plus dans ce rapport. Si vous avez d'autres choses à dire sur le sujet, ça me passionne toujours autant ;)

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